Elle nous donna son congé parce qu'elle n'arrivait plus à faire face à son travail de la maison.
Je t'en parle, car jusqu'ici l'occasion ne s'était jamais présentée et ne se renouvellera plus. Nous avons vécu avec des personnes que nous aimions sans le savoir, que nous maltraitions sans nous en douter : un beau jour elles disparaissent et on n'en parle plus. Elles ont laissé une odeur d'eau de Javel dans notre main qu'elles ont serrée, une caresse rêche et maladroite, elles ont lavé nos sols en chantant avec une gaieté que nous n'avons jamais ressentie. Telle fut leur vie irréductible que nous avons ignorée tant qu'elle fut parmi nous et dont aujourd'hui nous prenons conscience seulement parce que nous l'avons perdue. Je t'en parle, maman, car il en sera de même entre nous.
Par tempérament et non par conviction, j'étais hostile à la méthode qui nous incitait à rivaliser entre nous.
Parler c'est parcourir un fil. Écrire c'est au contraire le posséder, le démêler.
Seul entre tous les enfants je réussis une fois à être regardé. Je jouais avec les pierres en cherchant en elles le point de repos qui permet l'équilibre instable. Je réunis sais ces points, j'élevais les cailloux l'un sur l'autre. Alors que j'étais penché sur ce jeu fragile dans un coin du petit jardin, elle arriva. Je levai la tête et sous la mèche lisse de son front ses yeux brillèrent. Je les vis d'en bas, là où j'étais accroupi : contre le ciel sa tête blonde me regardait de ses deux fentes vides. Il me sembla que son visage avait deux trous à travers lesquels on pouvait voir le ciel. Moi je le voyais. A travers les miens peut-être voyait-elle la terre.
L'étonnement nous figea, puis elle rit, puis les pierres tombèrent, puis sa mère l'appela d'un nom suave que je ne veux pas me rappeler. Jamais elle ne revint.
Aujourd'hui les Américains habitent dans des quartiers qui leur sont réservés. Aucun enfant venu d'une ruelle n'habite plus près d'une petite Américaine blonde, ni ne rougit sur son passage, ni ne l'admire.
Tant que la lumière fut dans ses yeux, mon père fit des photographies.
J'ai vu des femmes tomber dans l'âge suivant comme on rate une marche, par mauvais calcul, pour avoir voulu retenir trop longtemps le précédent.
On grandit en se taisant, en fermant les yeux de temps en temps, on grandit en se sentant tout à coup très loin de tous les autres.
J'avais grandi dans cette ruelle et tous mes sommeils étaient à l'intérieur.
L'enfance aurait pu durer éternellement, je ne m'en serais jamais lassé.
C’était justement le faible enthousiasme de ce mariage qui me rassurait, la faible ardeur de sa décision. J’ai eu peur de l’ équilibre instable sur lequel reposent les sentiments forts, les yeux fiévreux qui enveloppent la personne aimée puis la dépouillent.
...
Pour moi c’était une femme que de nombreuses légèretés faites ou subies avaient rendue experte, mais pas désenchantée. Je n'étais pas pour elle l’eau de vaisselle d’un rêve qui avait mal tourné, mais plutôt les gestes lents d’un réveil. Je représentais pour elle la réalité qui est parfois la découverte du banal sous un jour meilleur. Elle s’y sentait prête.