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Critique de JulienDjeuks


Thèse de philosophie rectifiée pour la publication, cet essai a été écrit alors que Régis Debray avait déjà 50 ans et une grande expérience derrière lui : publications (Révolution dans la révolution) et guérilla révolutionnaire auprès du Che, prison en Bolivie ; enseignement populaire, rencontre de Salvador Allende, responsabilités politiques pour le gouvernement Mitterrand… Ainsi, cet essai permet à Régis Debray d'entrer dans une nouvelle carrière, moins directement exposée, la recherche. le sujet de cette thèse, en plus, apparaît de prime abord comme bien moins politiquement engagée que ces précédents travaux. Toutefois, porter un regard philosophique et critique sur l'histoire de l'art et de l'image est en fait bien plus polémique qu'il n'y paraissait. Notamment parce que enquêter sur le « regard » que porte l'homme occidental sur l'image ou sur l'art implique de s'intéresser aux rapports de l'homme avec la religion, avec le sacré, avec l'autre… Ainsi donc avec l'image qu'on s'est construit de sa civilisation, donc avec l'idéologie qui en découle.
L'axe principal de cet essai est l'articulation entre art et religiosité, entre image et sacré. Régis Debray tente de mettre en évidence le rôle social et spirituel de l'art, et ainsi l'évolution de sa place suivant trois périodes principales : antiquité et moyen-âge (où l'image a quelque chose de sacré) ; de la Renaissance au monde industriel ; de l'industrialisation au numérique.
Le mythe de l'art comme dépassement, voilement de la conscience de la mort, est certes séduisant mais semble limité, incomplet : la mort n'est pas le seul événement susceptible de provoquer une conscience spirituelle (et même au contraire, il est peu crédible que l'animal n'est pas d'émotion similaire devant un de ses semblables mort). C'est le rôle limité qu'on prête souvent à la religion de ne s'occuper que de la mort ou de la vie après la mort. Si par exemple on prend en compte les religions de type chamanique des peuples premiers – culture que l'on prête désormais volontiers aux hommes préhistoriques – l'art ne regarde pas que la mort (même si il est très présent dans les sépultures), il semble être davantage l'expression d'un sentiment spirituel face à la nature, devant l'étrangeté de la position de l'homme dans la nature, éloigné de l'animalité par sa conscience. L'art rupestre serait ainsi l'expression d'une volonté de fusion mystique avec la nature (mélange des animaux, de la grotte avec les animaux, des hommes avec les animaux…). L'art retrouverait ainsi, par l'intermédiaire d'une certaine transe, l'instinct animal, la nature, la vie sauvage perdue. On pourrait avancer l'idée que ce n'est pas seulement la prise de conscience de la mort mais de toute l'étrangeté de la vie, de la position ambiguë de l'homme dans la nature. Et la religion répondrait d'ailleurs également à toute cette étrangeté. En tout cas, il est bien question dès l'origine d'un lien étroit entre expression artistique et sentiment du sacré, de ce qui dépasse l'homme ou le limite.
Le travail de l'artiste n'est jamais juste symbolique (sens) ni utilitaire. Debray retrouve le principe d'ouverture de l'art analysée par Umberto Eco (dans l'Oeuvre ouverte). Mais il l'applique à la fois à la compréhension/réception de l'art mais également à son rôle social (son utilité et valeur sacrée ou matérielle varie), particulièrement changeant au cours de l'histoire. C'est pourquoi l'artiste comme l'oeuvre d'art est insaisissable et mouvant. Toutefois, on pourra dire que si la conception de l'art comme point de vue, regard personnel de l'artiste, est bien une construction de la Renaissance. Si la notion ainsi d'art n'apparaît pas comme telle dans l'antiquité, on ne peut toutefois retirer à tout artisan de tout temps, une certaine ambition ou démarche artistique, donc personnelle. Si l'art répond, comme l'artisanat, à une commande, à une utilité, il y a bien élaboration déjà d'un goût dominant, d'une hiérarchie des artistes…
D'une même manière, Régis Debray identifie le principe de l'incarnation divine comme racine d'une différence de fonction des images en Orient et Occident. L'image occidentale pouvant ainsi se charger dans sa matière même de sacré. Toutefois, si ce principe identifie l'acceptation de l'image réaliste, de l'image sacrée, chez les chrétiens, l'image interdite en Orient n'a-t-elle pas également une couleur « sacrée » ou à l'inverse interdite, une usurpation de la fonction créatrice divine, une inspiration démoniaque ? Ainsi, l'art pourrait avoir une orientation similaire en Orient.
Régis Debray identifie, exprime et explique avec satisfaction les contradictions de l'artiste (tour à tour cachant son travail, son effort, ou le revendiquant ; revendiquant tour à tour le fond puis la forme…), l'évolution récente et pervertie de l'art vers la performance (l'absolue nouveauté, l'événement, le délaissement de la forme…). Il s'agit bien pour Debray de montrer les limites de la conception moderne de l'art et de l'artiste, d'en montrer les ficelles, d'en dévoiler les secrets cachés, le mensonge originel qui entretient son impression d'importance et le poids du marché de l'art… L'art serait une invention occidentale récente et surtout bourgeoise, destinée à la marchandisation. C'est pourquoi l'artiste cache ses efforts, laisse penser qu'il a un lien privilégié avec le mystique (comme autrefois le chamane…), un don… C'est pourquoi il se cache de répondre à une commande, à un besoin formaté du marché, à une mode, à un impératif de nouveauté… le point d'aboutissement de cette supercherie bourgeoise, cette bulle artistique, c'est cet art de l'événement qui a délaissé le travail matériel, son ancien point commun avec l'artisanat, pour ce qu'il appelle le dispositif, l'idée pure… Qui ne se connaît donc plus vraiment d'utilité sociale, sinon un divertissement passager, ne prenant un sens que dans l'instant…
Régis Debray critique surtout dans cet art au sens moderne, son aspect individualiste (le style…). Proprement lié à l'Etat bourgeois, à la marchandisation, donc à l'appétit de possession et d'ascension sociale du consommateur bourgeois : l'artiste ne serait qu'un double du consommateur, individu unique et exceptionnel. Cet aspect très idéologique de sa critique d'un outil capitaliste présenté comme emblème de liberté, d'universalité, d'humanisme prend peu à peu l'apparence d'une critique de la société de consommation, de la société du divertissement, de la société du progrès technologique…
Lien : https://leluronum.art.blog/2..
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