Les bons poètes nous exercent à mieux voir, et leurs mots pourtant sont aveugles .
On ne lit pas un livre à plusieurs, ni à moitié endormi.
Véronèse comparaît sous bonne escorte devant le tribunal de l'Inquisition, devant qui il doit s'expliquer sur la présence sacrilège à côté du Christ, dans
Les Noces de Cana, de saltimbanques et de goujats.
l'artiste n'a pas les clés, c'est moi en définitive, spectateur en bout de chaîne, qui ouvre ou ferme les portes. Ce qui l'a incité à faire cette toile peut m'être communiqué par elle à l'envers. Peignant sa chambre à Arles, Van Gogh voulait dire sa sérénité. Je la saisis comme pure angoisse. Et je me tais.
Le "c'est beau" : plus qu'un brevet de qualité, un certificat de pérennité.
L'image, c'est le vivant de bonne qualité, vitaminé, inoxydable. Enfin fiable.
Comme les sépultures furent les musées des civilisations sans musées, nos musées sont peut-être les tombeaux propres aux civilisations qui ne savent plus édifier de tomber.
Le marché de l’art ne serait pas rentable s’il ne fonctionnait à la magie.
(p. 347-348, chap. 11, Les paradoxes de la vidéosphère)
L'image physique (indicielle ou analogique : photo, télé, cinéma) ignore l'énoncé négatif. Un non-arbre, une non-venue, une absence peuvent se dire, non se montrer. Un interdit, une possibilité, un programme ou projet – tout ce qui nie ou dépasse le réel effectif – ne passent pas à l'image. Une figuration est par définition pleine et positive. Si les images du monde transforment le monde en image, ce monde sera autosuffisant et complet, une suite d'affirmations. « A brave new world. » Seul le symbolique a des marqueurs d'opposition et de négation.
L'image ne peut montrer que des individus particuliers dans des contextes particuliers, non des catégories ou des types. Elle ignore l'universel. Elle doit donc être appelée non pas réaliste mais nominaliste : n'est réel que l'individu, le reste n'existe pas. […]
L'image ignore les opérateurs syntaxiques de la disjonction (ou bien... ou bien) et de l'hypothèse (si... alors). Les subordinations, les rapports de cause à effet comme de contradiction. Les enjeux d'une négociation sociale ou diplomatique – sa raison d'être concrète en somme – sont, pour l'image, des abstractions. Non le visage des négociateurs, ses figurants. L'intrigue compte moins que l'acteur. L'image ne peut procéder que par juxtaposition et addition, sur un seul plan de réalité, sans possibilité de métaniveau logique. La pensée par image n'est pas illogique mais alogique. […]
L'image enfin ignore les marqueurs de temps. On ne peut qu'en être contemporain. Ni en avance, ni en retard. La durée ? Une succession linéaire de moments présents équivalents les uns aux autres. Le duratif (« longtemps, je me suis couché de bonne heure »), l'optatif (« levez-vous vite, orages désirés... »), le fréquentatif (« il m'arrivait souvent de... »), le futur antérieur ou le passé composé n'ont pas d'équivalent visuel direct (du moins sans l'aide d'une voix off).
Ces quatre déficits sont des faits objectifs, non des jugements de valeur. Et tout l'art du cinéma consiste à les « tourner ».
Regarder n’est pas recevoir mais ordonner le réel, organiser l’expérience. L’image tire son sens du regard...