Je n'y croyais pas trop, à l'américanisation. Et puis j'ai déménagé à Lyon. Et puis j'ai été embauchée à top chatouilles, une entreprise qui moulinait des hélices dans le domaine du web marchandising. le nom ne fait pas le moine - que certains veuillent se donner de grands airs en s'affublant de titres honorifiques à consonance anglophone, ça m'en touche une sans bouger l'autre. le temps passant, je réalisai toutefois que le phénomène, de par ses attributs grégaires, entraînait une véritable hypostase du titre qui, tout imaginaire qu'il puisse l'être, trouva alors une force d'application réelle. C'est ainsi que l'on vit les descendants de braves paysans se mettre à ingurgiter des manuels de développement personnel pour self made man ; que l'on décida d'évaluer le leadership de tous les employés, même ceux situés au plus bas de l'échelle ; que l'on en vint à organiser des gaming weeks ; à pricer les produits phares ; à crosser les petits accessoires dont personne ne veut ; à évaluer d'un regard critique le reporting quotidien des ventes ; à commander des lunch box pleines de burgers et de milk shakes pour le midi. Les succès marketing virtuels se célébraient régulièrement par l'organisation d'afterworks dont la date aura été discutée longtemps à l'avance, en conciliabules interminables sur l'agenda en ligne. Dans cette pagaille d'enthousiasme et de convivialité, exaltée par le petit apéro de fête, la hiérarchie n'a plus d'autre justification que celle qui implique des différences salariales. Ainsi, le jeune homme qui a été embauché le mois dernier, pour peu qu'il tienne mal l'alcool et qu'il soit naturellement peu porté à l'inhibition, ne ressent aucune gêne à sortir sa bite pour s'en servir de raquette de ping-pong devant son chef qui, sans doute, regrette de ne pas en avoir une pareille, puisqu'il garde la sienne dans son sac.
L'entreprise devient un nouveau lieu de vie. Certains se pacsent entre eux. On les voit arriver ensemble le matin, dans leur petite citadine, et ils attendent que le portail automatique s'ouvre pour les laisser entrer dans le parking privé, tandis que les autres descendent piteusement du bus des heures de pointe. Certains partagent leurs jouets. Il y avait cette mode des figurines en plastique avec des têtes hydrocéphales, que certaines s'échangeaient à l'heure de la récréation. le facteur se pointe tous les jours avec des brouettes de colis amazon premium : j'ai des livraisons pour truc, pour machin, pour bidule ! les heureux élus se précipitent, ils déballent leurs colis à même le sol et rigolent en essayant leur nouveau iphone ou leurs nouveaux éclairages LED pour tuning pc. Les petits chiots ne finissent-ils jamais par grandir et à s'intéresser à autre chose qu'à leurs jouets ? Certains parlent des dernières séries netflic et, non contents de les avoir gobées sans avoir eu envie de gerber, ils se demandent s'ils ne pourraient pas faire des créations graphiques pour les mettre à l'honneur sur le site. Certains proposent qu'après le boulot, on se retrouve pour faire du kitesurf, des pilates, des cours de pâtisserie ou du bénévolat à la spa. A la place, je vais rendre mes livres à la bibliothèque mais quand je traîne en travers des rayons, il n'y a plus que des films, des peintures ouvertes au prêt, et des livres avec des images dedans. Un animateur de la bibliothèque fait une visite guidée pour un groupe de femmes voilées qui pépient entre elles dans une langue inconnue. Alors je rentre chez moi en prenant le tram et, tandis qu'il chemine sur ses rails, je regarde les petits films diffusés sur les écrans disposés à l'intérieur de chaque wagon : la météo, l'horoscope, les attractions lyonnaises. Mon livre est au fond du sac, je ne sais même plus de quoi il parle.
J'ignore sûrement que « l'Amérique est entrée dans l'histoire et dans nos coeurs par l'image ».
De Gaulle et Napoléon ne seraient rien sans leur
correspondance et leurs mémoires mais ils datent du siècle dernier. Les présidents américains, quant à eux, peuvent mourir tranquillement sans avoir marqué la moindre page de leur singularité. Il leur suffit de se laisser photographier, d'apparaître à la télé ou d'avoir eu des histoires avec des putes. « Une image est positive : l'absence, le projet, le possible, le programme, tout ce qui dépasse, anticipe ou interroge le donné effectif, ne sont pas photographiables et encore moins photogéniques ». Conséquence : « il nous faudra donc “positiver”, en oubliant l'ancien travail du négatif. Adieu la dialectique ou la contradiction, bonjour la soumission à ce qui est et le respect du fait accompli ». L'image ne tromperait pas, selon les dernières nouvelles. L'image se doit donc de refléter les qualités les plus prisées – les plus rares – de l'humanité : joie, beauté, positivité.
« Quel est l'âge par excellence du bonheur et de l'innocence (dans la doxa) ? L'enfance. L'américanité, qui sacralise cet âge, invente pour elle les plus beaux jouets et jeux, les parcs d'attractions, la bûche de Noël, Mickey Mouse et Bugs Bunny. N'est-ce pas aux enfants qu'est promis le royaume de Dieu ? Quand l'adulte est-il le plus heureux ? Quand il redevient enfant. Comment l'y aider pratiquement ? En le comblant d'ice cream, de produits lactés et de bonbons. En mettant beaucoup de glucides dans ses boissons et ses aliments, au risque de le rendre obèse, mais c'est le prix du bonheur sans peine, l'édulcorant. Soda, burger and donut. Il y a bien encore quelques activités fastidieuses dans l'existence, aller à l'école par exemple. Tout sera fait pour y éviter l'ennui, faire du professeur un animateur, du manuel scolaire, un programme télé (la double page maquettée à l'écran), et du cours lui-même, une récréation. Ecouter une conférence ? Barbant mais starting joke préventive. Lire un pavé ? Se reporter au Reader's Digest. Enterrer un proche ? Confier son corps à un thanatopracteur, qui vous le rendra, dans la funeral room, pomponné, maquillé et pimpant. S'informer sur le triste état du monde ? Infotainment, les nouvelles comme un jeu, ou la feel good TV. Les handicapés sont rebaptisés personnes à mobilité réduite ; et les guerres, opérations extérieures. On ne meurt plus, on vous quitte ou on s'en va. »
Ceci n'est pas sans rappeler quelques belles pages de
Philippe Muray.
A top chatouilles, nous avions l'habitude de nous exprimer pendant nos heures de « travail » par l'intermédiaire d'un logiciel de messagerie instantanée qui remplaçait ce que nous appelions autrefois « la place du village ». Un jour, un employé, la trentaine passée, nous raconta ses déboires sentimentaux : sa petite amie ne partageait pas sa passion pour les jeux vidéo. Elle aurait aimé qu'il passe plus de temps à s'occuper de leur fille. le jeune homme se lamentait : arriverait-il un jour à rencontrer la geekette de ses
rêves avec qui il pourrait passer des journées et des nuits entières à titiller le gamepad ? le roman de cette génération s'appellera : « on baisera quand il y aura une coupure d'électricité ».
Mon ton peut sembler amer. Toutefois, je n'ai jamais ressenti d'amertume au cours de mes dix mois de travail chez top chatouilles. J'allais chaque jour travailler là-bas avec l'assurance de découvrir une nouvelle parcelle de la réalité de ce monde. La surprise sans cesse renouvelée m'épargnait la dépression. Je pensais en outre que la folie qui imprégnait les bureaux de top chatouilles n'était qu'une sorte d'épidémie locale. Après tout, l'instinct grégaire est asservissant, et chacun s'adapte comme il le peut. Il en est qui se soumettent sans même avoir l'impression d'un effort, n'affichant que la bonne humeur que l'on attend d'eux (hérodiens), tandis que d'autres préfèrent se sacrifier pour ne pas suivre le troupeau bêlant, et cela sans raison autre qu'ils n'aiment pas se voir comme bêlants, quand bien même ils en auraient par ailleurs toutes les caractéristiques (zélotes).
Régis Debray, je crois, ne fais pas l'unanimité. Je n'ai pas essayé de chercher pourquoi. Tout ce que je sais de lui, c'est qu'il a composé un opéra sur
Walter Benjamin, ce qui d'assez bon goût. Pour poursuivre mon étude sur notre
civilisation, j'ai décidé de lire
René Guénon. Faites pareil ou pas.