Citations sur Trop humain (16)
Après l'euphorie des années "Dallas", Suzie raconte le long ralenti de ces années-là. Quelques personnes dévouées maintenaient le pays sous perfusion de kermesses, de foires aux graines, à l'occasion desquelles on se déguisait en ce paysan d'autrefois auquel on ne voulait surtout plus ressembler.
(p. 130)
" Vous êtes sûr ? Regardez monsieur Peck, ses rapports avec les gens n' ont pas changé depuis qu'il vit au contact de Tchap (***le robot )..."
Quelqu'un d'autre.
" On dit qu'ils seront de plus en plus intelligents, qu'ils contrôleront bientôt tout, les centrales nucléaires, la température dans nos maisons, qu'ils corrigeront les devoirs des gamins à l'école, de tous les gamins, que ce serait même une mesure de justice et d'égalité. On dit qu'ils finiront par nous mener à la baguette, qu'ils seront comme une police de la pensée (...) "
Eh bien, cela lui fait quelque chose.De perturbant.Être prise en défaut par une de ces créatures dont l'époque vous bassine la tête, dont on voudrait d'instinct qu'elle compte pour rien, est vexant.(...)
Et puis, d'abord , pourquoi faire un ordinateur à l'image de l'homme, cultiver la confusion, vous jouez à quoi, à la poupée ? Enfin ! À votre âge! "
(...) Suzie ne le sait pas, mais elle est gracieuse en cet instant, prise à rêver, le regard rivé au tableau qu'offre le cadre de la fenêtre sur le jardin.Une fenêtre qui n'est pas une fenêtre. Où plutôt qui est ça, et autre chose.Une fenêtre qui est porte, marche, vers un pays fantastique et intime.Depuis qu'elle est toute petite, cette vue, c'est " Noël".
" Noël !" , comme on clamait au Moyen Âge, loin de décembre, sur le chemin pavoisé d'un roi.Dans ce jardin, au fil des années, des arbres sont morts, ont grandi, ont comblé le vide ou pas, mais l'un dans l'autre, chaque fois qu'elle pose ses yeux sur le paysage défini par le cadre strict de cette fenêtre , c'est le même dépaysement, le même ravissement qui la cueille.
En exergue,citation de Pedro Calderon de La Barca, "La Vie est un songe" (1635)
Qu'est-ce que la vie ? -Une fureur. Qu'est-ce que la vie ? -Une
illusion, , une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe, et les songes même ne sont que songes.
Suzie, à monsieur Peck.
« Je reconnais qu'il n'est pas mal, finalement. Mais est-ce qu'il est si extraordinaire que ça? Après tout, des puits de science, des bibliothègues ambulantes, des gens avec des mémoires ou des intelligences phénoménales, on a connu. »
Monsieur Peck.
«Ah non, chère Suzie, des comme ça, non. Le bagage encyclopédique dont Tchap, dès sa conception, a été équipé, un peu comme un être organique de son ADN, n'est rien en comparaison des données qu'il acquiert en roue libre, connecté au réseau, un réseau qu'il est programmé pour écrémer, parce qu'un moteur, dans la vase, ça se noie n'est-ce pas ? Donc, non seulement Tchap stocke, classe des données dans des quantités proprement impensables, mais il les corrèle, établit des liens. La vérité est que nous l'avons fait à notre image pour nous rassurer, mais chaque jour qui passe, il s'éloigne. Entre l'intelligence -c'est-à-dire la fonction qui organise le réel - de cet ordinateur et la nôtre, il pourrait y avoir à terme la même distance qu'entre la bombe atomique et la force de destruction qu'aurait un homme les mains nues. D'où l'inter de bien les programmer, chère Suzie.
II n'y avait plus de curé affecté à la paroisse depuis au moins trente ans, plus personne ou si peu dans les églises. Quoiqu'il y ait à l'office un peu plus de monde les dernières années ? Revenus de tout, les Hommes reprenaient le pli de tomber à genoux. Du coup, certains disaient qu'on aurait pas dû le vendre, ce presbytère, "surtout à ce monsieur Peck, un drôle de pelerin". Où logerait-on le curé du futur?
Au temps qui nous occupe, c'est encore aux pics de chaleur que les églises sont le plus fréquentées. Les gens viennent s'y réfugier comme les bêtes sous la couronne d'un chêne au milieu du pré. Pour l'effet rafraichissant recherché, il faut de la vieille pierre, de vieilles églises, des romanes, des gothiques. On se retrouve là, comme en d'autres temps de menaces dans les métros et les caves. L'église redevient sanctuaire, tempérance au naturel. L'été, on ne les ferme plus à clef. Charité climatique oblige.
Monsieur Peck, un pied sur terre, à la pointe de la technologie, l'autre dans un ailleurs théâtral, flamboyant, declame régulièrement pour Suzie, à l'heure du Porto, surtout s'ils sont seuls, surtout s'il en prend deux, des poèmes. Panama suspendu au-dessus de la tête, dans un llng salut, de ceux qu'on fait sur un quai de gare à quelqu'un à qui l'on tient, qui part, il récite, par exemple, le Ni vous moi de Sans Marie de France, il le récite désormais, bras dessus, bras dessous, avec Tchap.
D'eux deux, il en fut ainsi
Comme il en est du chèvrefeuille
Qui au coudrier se prend
Quand il s'est enlacé et pris
Et tout autour du fût s'est mis.
Ensemble ils peuvent bien durer.
Qui les veut ensuite désunir
Fait tôt le coudrier mourir
Et le chèurefeuille avec lui.
Belle amie, ainsi est de nous
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.
Quand vous êtes vieux, renoncez une fois à un geste, et c'est fini, vos mains ne retrouvent plus le chemin des choses, alors je me coule dans l'habitude, en automatique, et allez, je vous resserre un petit Porto ? Et voilà ! Elle marche, le pas de plus en plus glissé, les hanches de plus en plus fixes. Elle va seule, rien devant, rien derrière.
Dans les deux cas, je crois que ça y est, me voilà Homme. Car j’ai peur.