Citations sur Journal d'un homme heureux (52)
Vieillir, pour moi, c'est une chance. Si je vieillis, c'est que j'aurai eu le temps de faire ce que je dois. Déjà, à trente-sept ans, j'ai la disposition d'esprit de considérer comme une chance chaque année qui passe.
Bonheur de ces années, de ces amis, de ces moments où personne n'essaie d'épater l'autre ; plaisir de ces soirées où l'on parle juste comme ça, mais où l'on pourrait se taire ensemble. Plaisir aussi d'être avec les enfants, et de leur créer des images.
En redescendant vers Andlau, c'était presque incroyable de retrouver une brume aussi dense noyant le village. C'est bon, cette fumée de l'air dans la vallée du soir, cette écharpe de gris-douceur après le grand soleil de la montagne. Tout à l'heure, il y aura le bois chaud du caveau, le pinot noir dans un pichet de grès, peut-être une salade de gruyère et de cervelas,sans doute une tarte flambée, avec ce goût suret de la crème légère fondant autour des lardons frits. La vie est dure.
Dans tout ce que j’ai écrit, il y a une phrase plus haute que les autres, et que Jérôme Garcin avait relevée dans le Bonheur : «Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à perdre.» Dans cette phrase dort toute ma vie.
Jeudi 28 décembre 1989
[...]
Les grands évènements de la fin du siècle montrent surtout que l'homme est désespérant. Le communisme s'effondre. On ne peut que s'en réjouir, étant donné ce qu'il était devenu. Mais dans l'absolu, comment se réjouir qu'un idéal aussi extraordinaire ait pu dégénérer jusqu'à l'absurde ?
Maintenant ,je vais habiller ces murs avec des mots, dans la patience de l'hiver, dans ce si long, si délicieux silence.
Hier, ces images des Allemands de l’Est ouvrant des yeux éblouis sur la liberté en franchissant le mur de la honte aboli. Mais demain, que ressentiront-ils en découvrant le matérialisme borné à quoi se réduit trop souvent la liberté ?
Les lieux, ce sont surtout pour moi les gens qu'on aime, et tous ces rendez-vous pour conjurer le temps. Il gagne, en fin de compte, mais les mots qu'on écrit contre lui, je ne les ai jamais trouvés dérisoires, et encore moins aujourd'hui.
Peut-on vraiment faire pousser tous les jardins qu'on garde au fond de soi ? Jardins de mots, jardins de fleurs, jardins d'aquarelles, de quel espace à la fin de la vie aurons-nous été les jardiniers ?
Qu'est-ce que je souhaite ? Rien. Surtout rien. Mais s'il faut s'arrêter un peu au seuil de l'année nouvelle, simplement répéter : j'ai de la chance.