Citations sur Minuit, Montmartre (17)
Des miasmes d'encre et de papier. Une presse en bois et en fonte occupait le centre de la pièce. Au pied de la machine,des pierres à lithographies et des chiffons sales.Des statuettes de chats, en bronze et en marbre,étaient alignées sur une table basse.Des dizaines de tableaux,posés contre les murs,certains protégés par des draps,d'autres livrés à la poussière.
Le sanctuaire abritait une vie entière de labeur.La preuve que Théophile Alexandre Steinlen n'avait pas été qu'un illustrateur ou un affichiste de talent, mais aussi un peintre et un sculpteur. Quarante années d'acharnement envers et contre les diktats des marchands et les caprices des collectionneurs.(p.169)
Parmi cette multitude ébouriffée, un chat. Son maître, Théophile Alexandre Steinlen, un vieux dessinateur de la rue Caulaincourt, l'avait baptisé du nom de Vaillant. Ce sobriquet, hommage à un dynamiteur anarchiste, l'animal le portait avec panache. Sa jeunesse exultait dans un corps massif, au pelage épargné par la gale. Les femelles du quartier, sur l'ardoise des toits, miaulaient son nom avec des tremolos suraigus. Cela n'émouvait guère Vaillant, qu ne manifestait aucun intérêt pour les choses de l'amour.
Les plus beaux nus sont désespérés.
Qui déjà, disait ce genre de chose… Forcément un peintre, quelqu’un qui avait souffert mille morts devant le chevalet.
Lui apparut alors une figure aux traits disgracieux, qui semblait lui adresser un sourire goguenard, par-delà le temps. Toulouse. Ce vilain nabot de Lautrec. Son meilleur ami. L’artiste qu’il avait le plus admiré et auprès duquel il avait le plus appris. C’était bien Lautrec qui avait dit, avec son accent impayable des bords de la Garonne, le désespoir qu’il fallait entretenir en soi pour peindre la chair nue. Il savait de quoi il causait, le bougre, lui qui passait des sanglots aux éclats de rire, le temps d’un vermouth :
les plus beaux nus sont désespérés.
Un préfet mélomane, un poète au coup de buffle, un peintre aux prunelles félines, un anarchiste violoneux, un maquereau patibulaire et deux catins en goguette, tel était le public de choix que Masseïda avait conquis le temps d’une chanson.
C’est Anatole Deibler, le bourreau de Paris, que la complainte de Masseïda avait replongé dans les affres du deuil. Lorsque les pupilles du bourreau balayèrent la salle et accrochèrent le regard du maquereau, ce dernier, instinctivement, se gratta la nuque. Près de l’âtre deux filles outrageusement maquillées, attifées de rubans et de bijoux en toc, se tenaient par l’épaule, un verre de cidre à la main, et lui adressaient des œillades de connivence.
La Butte en ce temps là, paraissait une montagne. La poésie et la tuberculose y régnaient à parts égales.
De tout cela ne subsistaient, à présent, qu' un ou deux jardinets. Paris ne pouvait tolérer les arbres sans tuteurs, les ruisseaux libres et les fleurs sauvages. Tout devait être méthodiquement cadastré, arasé, haussmannisé. Steinlen, planté au milieu de la rue, faisait corps avec un paysage à la dérive, une époque qui s'évanouissait à travers des forêts d'échafaudages. Bientôt, le goudron couvrirait la terre, les gueux n'auraient même plus le loisir de faire pousser quelques radis, de reposer leur peine à l'ombre d'un moulin. Bientôt, sonnerait le glas d'un peuple en majesté.
"Sur la piste goudronnée , une charmante pagaille, de folles girations.Päris soulevait ses jupons de carbone et les Panhard déboulaient , à plus de vingt kilomètres à l'heure.Vaillant, hissé sur une borne d'incendie, dut admettre son échec..La silhouette qu'il poursuivait s'était évanouie , happée par la vitesse et le tintamarre du carrefour ........"
"La Butte, en ce temps -là, paraissait une montagne.La poésie et la tuberculose y régnaient à parts égales. Surgie des cabarets , des ateliers de peintres et des bosquets en fleurs, une nuée de jeunes gens cueillait les fruits du siécle naissant .......À chaque carrefour s'aiguisaient des fantaisies et se forgeaient des merveilles..Tout semblait possible depuis qu'une bonne fée avait rendu sa chevelure haute- tension aux pylônes des boulevards........"
Il parvint à l’entrée de la rue Junot. Devant lui s’étendaient les vestiges du Maquis. Enfer de crasse et de vices aux yeux des bourgeois, la Maquis de sa jeunesse était un royaume où les pauvres – de coeur et de poche – s’accrochaient à leurs rêves, tricotant à mains nues des lambeaux de dignité.