Marie a l’impression d’être entrée ici depuis une journée entière, à moins que sa vie ne soit que ça, du temps perdu
Il lui dit vous êtes brave, et déjà elle sait qu'il est prêt à oublier son nom, brave après tout c'est un qualificatif qu'il associe au mot femme, mais ça pourrait être exemplaire, ou courageuse, ça pourrait juste la faire disparaître, la mêler à toutes celles qui viennent s'asseoir à cette même place, tournant le dos à la table d'examen, avec ses étriers et son éclairage froid, oui, ça pourrait juste la faire taire, l'empêcher de placer la phrases qu'elle a dans la tête et qu'elle ne sait pas comment tourner. Elle parle si bas qu'il lui demande de répéter. Je voudrais la pilule.
Son père lui en a assez raconté : les façades interminables, les barres de ciment devant les fenêtres, un château de béton au pied duquel subsistent les édifices des premières usines qui produisirent ici de la rayonne, à la fin du dix-neuvième siècle, le tout se regroupant en une masse considérable entre la rivière et un versant de forêt (il en restera, quarante-trois ans plus tard, au temps des friches industrielles, des portes grossièrement murées par des agglos, des tags maculant le tout avec la rouille, les lianes et les charmilles, les arbres s'enracinant dans les escaliers et, perçant les maçonneries, le logo de Rhône-Poulenc cloué sur la ruine, datant vaguement le tout des années cinquante).
Le bonheur est un état chaotique, fait de moments volés à cette interminable perte de soi qu’est la chaîne
« Il faudrait commencer par dire qu’avant tout on veut en finir avec soi-même, que divorcer c’est se donner une chance d’être la femme que l’on voit naître autour de soi, en ces années 1970. […] On a vingt-cinq ans, huit ans de mariage, noces de coquelicot, trois ans d’usine, noces de froment, et ça devrait durer comme ça jusqu’à la fin de la vie ? » (p. 148)
Qu'est-ce que tu lui reproches à ton mari?
Pour répondre,il faudrait commencer par dire qu'avant tout on veut en finir avec soi-même,que divorcer c'est se donner la chance d'être la femme que l'on voit naître autour de soi,en ces années 1970,avec toutes ces nanas qui cjhangent à vue d'oeil comme si être une femme se réinventait maintenant,au risque de se casser la gueule,mais au moins on aura rompu ce lien avec la mère et toutes les mères avant elle,cette mémoire qui vous déterminait quoique vous fassiez.
L’overdose de se tenir à carreau, l’overdose de rester à sa place, d’être bien gentille, l’overdose
Dans le salon, on a conduit le feuillage du philodendron afin qu'il grimpe le long du mur et jusqu'au dessus de la baie vitrée. L'ourson rose qu'on ramasse par l'oreille, c'est celui de notre fille. Le visage qu'on aperçoit de biais et de loin, par un curieux accident de perspective, à travers les portes ouvertes du séjour et de la salle de bains, dans le miroir au-dessus du lavabo, c'est bien le nôtre, avec ses pommettes marquées, trop larges. Le temps que Michel aille chercher les enfants chez les Sauvageot, on reste seule, on voudrait commencer quelque chose, on remplit une casserole d'eau, on allume la lumière dans toutes les pièces, on a une paire de chaussons à la main, on marche sans bruit d'une fenêtre à l'autre, en posant la main sur le radiateur on croit qu'on va la brûler, et puis non, on repart, on craque une allumette, on a les chaussons aux pieds maintenant, et dans la main une poignée d'oeufs, qu'on laisse glisser dans l'eau frémissante, un par un.
se donner une chance d’être la femme que l’on voit naître autour de soi, en ces années 1970
« Tout ce qui vit s’accompagne d’une douleur sourde dont on ne sait pas la nature. On est avide de la vie des autres. » (p. 89)