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Critique de Erik35


HUE ! CHRONIE...!

Nous sommes dans les années 60. Plusieurs individus (un japonais haut dignitaire commercial de son pays, un faux industriel suédois mais vrai espion allemand de l'abwehr, deux ouvriers doués de leurs mains, dont un juif recherché pour contrefaction d'antiquités, un antiquaire un peu roublard, admirateur des japonais tout autant qu'il les craint et se méfie d'eux, une femme, ex-épouse de l'ouvrier juif, aussi belle qu'insaisissable, un ancien combattant nazi, un mystérieux écrivain auteur d'une invraisemblable uchronie, voila pour l'essentiel) vont croiser ou seulement entrecroiser leurs destins dans ce qu'il subsiste des anciens Etats-Unis d'Amérique, désormais divisés en trois parts inégales : à l'est, un gouvernement américain nazi et pro-germanique (dont on n'apprendra rien de précis, sauf qu'il s'y trouve des camps d'extermination), au centre, un ventre mou et neutre mais sans grande importance, les Rocky Mountains States, car peu peuplé, peu industriel, économiquement et stratégiquement faibles (Ph. K. Dick fait dire à un routier de l'est les traversant que c'est un pays qui est passé à côté de l'histoire), à l'ouest, enfin, ce sont les Pacific States of America - regroupant, peu ou prou, la Californie, Washington States et l'Alaska-, sous domination japonaise, à l'instar de toute la sphère Pacifique, la moitié de l'Amérique du Sud ainsi que tout ce que nous nommons habituellement l'Extrême-Orient. le reste du monde (Europe, Afrique, Proche et Moyen Orient, l'essentiel de l'ancienne URSS, la partie Atlantique des deux Amérique) sont sous régime nazi allemand ou, moindrement, fasciste italien.

Mais que s'est-il donc passé pour que la face du monde que nous connaissons aujourd'hui en fut à ce point changé ? C'est aussi simple que terrible de conséquence : le 15 février 1933, à Miami, le tout nouveau président élu (à une majorité assez écrasante), celui qui allait devoir sortir son pays du marasme provoqué par le désormais fameux "black Thursday" de Wall-Street, ne réchappe finalement pas à l'attentat (véridique) par arme à feu provoqué par un anarchiste italien, par ailleurs personnage médicalement déséquilibré, du nom de Giuseppe Zangara. Les conséquences, établies avec intelligence et une certaine logique dans le roman de Philip K. Dick, sont incommensurables : Un Républicain fut élu après l'assassinat du Démocrate Roosevelt. Celui-ci appliquant des réformes totalement contraire à celle de la "vraie" histoire, provoqua un repli diplomatique des USA, prônant une politique de non-ingérence absolue tout en maintenant une politique économique libérale de libre-échange sans entrave. Les Etats-Unis ne prirent donc absolument pas part, pour les uns ni pour les autres, lorsque la seconde guerre mondiale se déclencha, laissant Winston Churchill se débrouiller seul en Europe de l'Ouest (et perdre) de même qu'ils n'apportèrent aucun soutien matériel à l'URSS de Staline, qui perdit tout espoir à Stalingrad. Dans le même temps, l'intégralité de la flotte américaine fut bel et bien détruite à Pearl Harbour par les japonais qui purent alors entreprendre la conquête de tout la sphère Pacifique. La guerre s'acheva en 1948 par une défaite totale des alliés et le partage du monde par les membres de l'Axe. Moins de vingt années plus tard, les deux anciens alliés se font de plus en plus front - inaugurant une guerre froide d'un autre genre - mais la suprématie technologique de l'Allemagne semble être écrasante quand l'esprit raffiné et porté aux choses de l'esprit des japonais paraît être bien plus humain, profond que le nihilisme de l'élitisme outrancier des germains. On en vient même à penser que l'auteur estime la philosophie de vie asiatique plus riche que celle prônée par le libéralisme marchand et pragmatique américain... Voilà à quel moment de cette histoire alternative (ainsi que les anglo-saxon la définissent) nous en sommes lorsque débute ce roman, et bien que ces éléments, l'auteur nous les délivre au compte-goutte, au gré des besoins narratifs, des dialogues ou des explications. Une "contre-histoire" qui cède aussi, pour le moins, à une vision légèrement tronquée et autocentrée de l'histoire, faisant des américains les principaux, pour ne pas dire les seuls artisans fondamentaux de la victoire contre les pays de l'axe. C'est sans doute faire bon compte de la résistance héroïque des britanniques et du sacrifice terrible de la population russe, bien plus "payant" qu'on ne le présente souvent à l'ouest, et ce malgré les erreurs monumentales des hiérarques communistes - au premier rang desquels Joseph Staline -, et du manque de moyens matériels tragique de ces centaines de milliers de combattants. Mais nous ne sommes pas ici pour refaire l'histoire de l'histoire. Laissons ce soin à K. Dick !

Car s'il est évident que ce texte est pour une large part une uchronie (en bon français, et selon son inventeur, le philosophe français du XIXème siècle, Charles Renouvier), c'est à dire une histoire qui n'a pas eut lieu, telle qu'elle aurait pu être si... Philip K. Dick n'en demeure pas à cette seule proposition. Il y aborde le sens du beau et surtout du vrai dans l'art, les relations des oeuvres à leur histoire, supposée, fausse ou véritable. Il y fait aussi le procès, sans aucune forme de rémission, du nazisme (ce dont on peu évidemment se féliciter), de la volonté de puissance germanique (avec une vision de l'esprit allemand qui confine parfois à la caricature) d'une manière plus générale alors qu'on lui voit un penchant relativement admiratif, une fascination certaine pour le mode de vie des japonais, leur spiritualité, leur civilisation, leur capacité à recevoir autrui avec humilité et une certaine ouverture. Il s'y essaie aussi à une véritable expérience stylistique, certains critiques y ayant même vu la volonté de s'inspirer des haïku pour exprimer ses pensées narratives, souevtn constituées de phrases brèves, radicales et insondables à la fois.
Par ailleurs, un autre "gros" morceau de la pensée asiatique (chinoise à l'origine) y est omniprésente, une oeuvre multi-millénaire parfaitement intégrée dans l'esprit du Tao de la pensée asiatique : Philip K. Dick avait ainsi reconnu s'être incroyablement servi du fameux Yi-King dans la rédaction de ce roman le maître du haut château (dans la version en deux volumes de Richard Wilhelm du "livre du changement") ainsi que d'une des uchronies américaines les plus célèbres à l'époque, "Autant en emporte le temps", de Ward Moore (celle-ci se passe pendant la guerre de Sécession. C'est le Général Lee qui remporte la bataille de Gettysburg puis la guerre elle-même). du second ouvrage, il retiendra un modèle fouillé, aussi logique que possible, essayant de voir toutes les implications de la liberté prise à l'égard de l'histoire. du premier, il parsèmera (à n'en plus finir) notes et narrations, il en émaillera même (plus souvent qu'à son tour) des dialogues entiers. Philip K. Dick n'échappe toutefois pas à la principale erreur des occidentaux par rapport à ce texte tellement étonnant et profond que le grand psychanalyste Carl Gustav Jung en fera même le premier texte traitant du psychisme jamais pensé et rédigé par l'homme, ainsi qu'un sujet d'analyse passionnant. Dick s'attache ainsi beaucoup aux supposées qualités divinatoires du "Livre des mutations " (autre traduction possible de son titre), lui donnant parfois le nom générique de "l'oracle", tandis que d'aucuns estiment que les tirages du Yi-King donnent bien plus une espèce de photographie immanente du présent, qu'un vade mecum des actions futures à accomplir (même si cette approche n'est pas infondée). Cependant, en fin connaisseur de l'ouvrage immémorial, il le relie fort bien avec la philosophie de vie des japonais que sont roman a rendu maître d'une partie importante des USA.
Philip K. Dick s'amuse à perdre un peu plus son lecteur, à le fourvoyer plus exactement, en insérant une uchronie dans l'uchronie. En effet, à côté des innombrables références au Yi-King, on découvre pas à pas, et par le biais de regards de lecteurs successifs, les bonnes pages d'un roman défrayant alors la chronique, interdit en Allemagne et dans tous les pays satellites de celle-ci, qui raconte comment les USA et la Grande-Bretagne ont, en réalité, gagné la guerre. L'art consommé du célèbre auteur de SF américain lui fait prendre la source proto-historique de ce roman dans le roman, non à la date de l'assassinat de Roosevelt, mais à une date légèrement ultérieure. Lequel est intitulé "Le poids de la sauterelle" en référence à ce qui fait suite à la victoire des alliés : le pouvoir de plus en plus hégémonique de la Grande-Bretagne, conduite par un Winston Churchill devenu aussi vieux que despotique, et se conduisant avec les autres nations du monde comme l'Empire le fit dans ses colonies : telle une nuée de sauterelles dans des champs à récolter. Ainsi, ce sont deux dystopies qui se font face, dans lesquelles ont est fort éloigné d'un monde apaisé et libre, tout autant que ce que fut le notre à cette époque.

Il est cependant un problème majeur consubstantiel à ce roman - considéré, par ailleurs, comme l'un des plus grands ouvrages de la SF mondiale, et comme un véritable modèle en matière de référence uchronique. Ce qui doit rendre notre jugement personnel humble, bien que parfaitement honnête, assumé et réfléchi - c'est qu'assez rapidement on peine à trouver son compte dans cet embrouillamini d'une trop grande richesse de thématiques, d'explications, d'histoires parallèles, rapidement jointes, disjointes ou conjointes. Ainsi, beaucoup, parmi les protagonistes du roman, ne se rencontrent-ils non seulement jamais mais n'ont même que des rapports extrêmement indirects, pour ne pas dire inexistant, les uns à l'égard des autres. Les personnages sont campés de manière assez inégale et relativement caricaturale, ce qui empêche d'y croire tout à fait, et puis, surtout, il y cette omniprésence des tirages du Livre des Mutations qui alourdit considérablement le rythme de l'intrigue, le rendant parfois indigeste. Il y a aussi ce maître du haut château dont on imagine l'importance capitale, tandis qu'il n'est qu'un élément parmi d'autres du récit. Il y a enfin qu'on fini par se demander si l'auteur n'a pas hésité entre essai et roman tant le scénario global semble ne fondamentalement mener à rien de précis, de concret, donnant la part belle à la réflexion, qu'elle soit sous forme strictement narrative ou par l'entremise des pensées émises par les différents personnages, laissant souvent la lecture en suspend, sans véritable résolution ni conclusion, dans l'un de ces jeux en miroir permanent, en perpétuelles rupture d'équilibre qui feront le succès ainsi que l'intérêt majeur de son chef d'oeuvre publié sept ans plus tard, Ubik.
Dès lors, l'auteur semble-t-il nous dire : êtes-vous bien certain que ce que vous pensez vivre est la seule et véritable réalité ? Est-il si impossible qu'il n'y en ait aucune autre, que vous ne soyez-pas vous même un peu d'encre au sein d'une histoire inventée ? Si Ubik nous mène, entre autres choses, vers une conclusion de ce genre, ce roman à venir le fait avec une distance légère à l'humour noir consommé. Rien de cela dans le maître du haut château (en raison même de ses présupposés liés au pire du pire de notre histoire moderne). C'est fort dommage parce qu'arrivé vers la seconde partie du roman, on finit par comprendre que rien ne se déclenchera de fondamental et si l'on ne s'y ennuie pas tout à fait, on peine à y trouver satisfaction et plaisir. On se rassurera en songeant que le maître du haut château fut une sorte de déclencheur dans le processus créatif d'un plus grands écrivains mondiaux de Science-Fiction (jusque-là boudé par le public comme par la critique), qu'Ubik, Blade Runner / Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? ou encore Total Recall et autres récits sont encore à venir. Qu'il s'en est peut-être fallu d'une suite, prévue (la présente édition chez J'ai lu en donne les deux seuls chapitres jamais entamés par l'auteur) pour que l'ensemble s'éclaire vraiment. On sait que l'auteur devenu culte n'entamait jamais un nouveau livre sans une documentation conséquente ; on en trouve d'ailleurs trace ici, certain détails méconnus mais parfaitement avérés de l'histoire ou des projets nazis s'y trouvant mentionnés. Philip K. Dick ne parvint cependant jamais à se replonger dans l'étude des horreurs nazis pour parvenir à ses fins, et l'on ne peut franchement pas l'en blâmer.
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