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Critique de Isidoreinthedark


Paru en 1977, « Substance Mort », roman majeur de l'oeuvre foisonnante de Philip K. Dick a pour titre original « A Scanner Darkly », en référence à un passage de la première épître De Saint Paul aux Corinthiens : « for now we see through a glass, darkly... ». Une métaphore de la manière dont les protagonistes dickiens appréhendent une réalité insaisissable.

« Substance Mort » est un roman atypique de K. Dick qui délaisse les tropes propres à la Science-Fiction. Cet opus tardif évoque davantage un ouvrage légèrement dystopique et franchement paranoïaque, tant il s'affranchit des codes du genre qui fit la célébrité de son auteur.

Dans une Amérique située dans un futur proche et incertain, dont les habitants vivent dans la paranoïa constante qui hante une société placée sous surveillance technologique, les derniers survivants de la contre-culture des années 60 achèvent de brûler leur cerveau en utilisant une drogue terrifiante, la Substance Mort.

« Pour survivre dans cet État policier fasciste, réfléchit-il, faut toujours être en mesure de sortir son nom, son propre nom. À tout instant. C'est le premier signe qu'ils guettent pour savoir qu'on est accro : pas être foutu de se rappeler qui on est. »

Fred travaille incognito pour la brigade des stups, le corps dissimulé sous « un complet brouillé » qui en brouillant son image, sa voix, son odeur, le rend absolument méconnaissable. Lorsqu'il ne travaille pas, Fred reprend sa véritable identité, celle de Bob Arctor, un toxicomane qui a quitté femme et enfants, pour partager son appartement et son quotidien avec deux autres drogués.

Arctor espionne Donna, une jeune dealeuse, dont il est secrètement amoureux. Une mission qui n'est pas de première importance et ne nécessite pas le port du fameux « complet brouillé ». le but n'est évidement pas de faire tomber la jolie jeune femme, mais de remonter la filière de la Substance Mort.

« Tant qu'à espionner quelqu'un, autant choisir un sujet qu'on fréquenterait de toute façon ; ça paraissait moins suspect et on se faisait moins chier. »

Toujours vêtu d'improbables chemises hawaïennes, Bob Arctor est un personnage avenant, doté d'un humour décalé qui fait souvent mouche. Sa cohabitation avec Barris, bricoleur en électronique au génie incertain et Luckman, trentenaire effacé, est plutôt bon enfant. Les conversations des trois hommes sont truffées d'anecdotes mêlant une paranoïa et un humour typiques des toxicomanes.

Si la consommation constante de Substance Mort d'Arctor, n'augure pas de lendemains radieux, c'est la nouvelle mission que lui confie son supérieur qui va emporter notre héros dans un voyage sans retour au bout de la schizophrénie. Ce dernier ordonne à Fred d'abandonner la surveillance de Donna pour espionner un homme que les Fédéraux ont identifié comme un dangereux toxicomane.

Après un début modérato, « Substance Mort » prend une ampleur typiquement dickienne lorsque le personnage principal Fred est chargé d'espionner le dénommé Bob Arctor qui n'est autre que lui-même. Cette mission sera le début de la descente aux enfers du héros, qui, en plus de devoir affronter une mission à fort potentiel schizophrène, découvrira que Barris n'est pas tout à fait celui qu'il prétend être, et que les inquiétudes qu'il attribuait à la paranoïa qui hante chaque drogué étaient fondées...

« Étrange comme, de temps à autre, la paranoïa peut coïncider avec la réalité. »

La plongée au coeur des ténèbres de « Substance Mort » évoque les ouvrages d'Henri Michaux, qui comme K. Dick fit un usage « approfondi » de différentes drogues, qu'il relate dans « Misérable Miracle » ou « Connaissance par les gouffres ». le titre français est pourtant trompeur. « Substance Mort » ne se limite pas à une description de l'enfer des paradis artificiels. C'est une oeuvre singulièrement ample et ambitieuse qui nous dépeint une Amérique cauchemardesque où les drogués sont constamment traqués pour être placés dans des centres de désintoxication dont nul ne revient.

« A Scanner Darkly » est surtout, comme souvent chez K. Dick, un roman où les êtres et les institutions, ne sont jamais ce qu'ils paraissent être. le verset 13:12 de l'épître De Saint Paul aux Corinthiens, auquel fait référence le titre original, est nettement plus éloquent : « Maintenant nous voyons dans un miroir, d'une manière obscure, mais alors nous verrons face à face. »

Ce verset résume en quelques mots tout le roman. Pendant l'essentiel de l'intrigue, le héros Fred/Arctor et le lecteur n'ont qu'une vision inquiète, tronquée, faussée de la réalité. le dénouement réalise, en la détournant, la prédiction De Saint Paul et dévoile la Vérité dans son hideuse nudité. Finis les faux-semblants, les fausses pistes, les intuitions paranoïaques. Place à une Réalité devenue Cauchemar ou à un Cauchemar devenu Réalité.

S'il n'atteint pas la perfection formelle d'« Ubik » qui explorait la dissolution du réel avec une maestria époustouflante, « Substance Mort » est peut-être le chef-d'oeuvre de K. Dick. Plus incarné, plus sincère, moins joueur, le roman est touché par la grâce de la mélancolie lorsqu'il donne une âme à son héros (qui évoque un double romanesque de l'auteur), un homme qui continue de vivre alors même qu'il est déjà mort.

« There's more to the picture
Than meets the eye
Hey hey, my my
Out of the blue and into the black »
Neil Young

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