Cet essai d'épistémologie sérieux, austère, pointilleux dans la traduction de la terminologie anglaise (y compris dans le choix que j'approuve de ne pas traduire « bullshit »), minutieux dans l'explication de notions parfois complexes, impressionnant dans l'envergure de ses références, entend faire l'état des lieux de deux concepts : la « post-vérité », terme entré dans le dictionnaire d'Oxford pour désigner : « les circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d'influence pour former l'opinion publique que l'appel à l'émotion et aux croyances personnelles », et surtout le « bullshit », qui a fait couler beaucoup d'encre depuis une plaquette de
Harry Frankfurt (2006) qui reproduisait un texte du même philosophe datant de deux décennies auparavant.
On dirait que l'ambition de l'auteur, conformément à son aveu de faire la lumière sur un thème dont l'étude est encore embryonnaire, n'est que de dissiper le soupçon que celui-ci ne soit lui-même du « bullshit »... Deux tiers du livre ne contiennent donc que les différentes tentatives de définition du bullshit, notamment par rapport à son éventuelle distinction avec le mensonge (et leur compatibilité ou incompatibilité), à l'intentionnalité du producteur, récepteur, diffuseur de bullshit vis-à-vis
de la vérité, aux problématiques des fondements de la communication et de la théorie de la connaissance, dans une perspective éminemment épistémologique. Au bout d'un premier périple de points de vue précédant et succédant Frankfurt (ch. 1er et 2), l'on comprend que l'auteur n'adhère en fait à aucune de ces définitions, et de surcroît qu'il renonce à en proposer une de se cru, préférant provisoirement se concentrer sur « la réception et production du bullshit » (ch. 3), pour ensuite revenir à la charge sur la « nature du bullshit » (ch. 4) qui ne parvient cependant toujours pas à une définition conclusive, tout en introduisant certains aspects essentiels (cf. nature performative, etc.)... le ch. 5 est une étude de cas sur les théories du complot comme exemple de bullshit, et seulement le ch. 6 (en guise de conclusion), qui est le plus intéressant car le plus riche d'ouvertures et le plus empirique, pose les fondations du pont entre bullshit et « post-réalité » dont, hélas, les instances sont sous nous yeux, même si les questions de l'éventuel triomphe de celle-ci, et de ses rapports avec les technologies d'information ainsi que d'autres déterminants socio-économiques (croissance des inégalités, perte de confiance dans les médias et les institutions, déclassement économique et culturel, prolifération du relativisme épistémique, etc.) demeurent en suspens, et même à peine énoncées...
On attend donc dans un prochain ouvrage, sans doute avec l'avancement de l'âge de l'auteur et espérant qu'il ne lâche pas un sujet aussi prometteur, un traité plus accompli, plus empirique aussi, et surtout qui prête davantage d'attention aux antidotes contre un problème tout-à-fait contemporain, innovant par rapport à l'intemporelle problématique
de la vérité et du mensonge, et qui pourrait être ou devenir un vrai fléau de notre moyen d'accéder au savoir outre qu'une mine flottante dans les eaux de la démocratie...