Ayant entamé sa lente agonie, un homme lutte pour que son écriture lui restitue intact le souvenir d'une femme rencontrée cinquante ans auparavant, et qu'il n'a jamais revue. Et ce n'est pas tant de de douleurs physiques qu'il est perclus, que de celle que provoque ce souvenir secret. A sa mort, sa fille Aglaé trouve, dissimulé dans le double fond d'un tiroir, un manuscrit qu'il lui a légué avec ses biens, qui le lui révèle.
Ce père, c'est Michel Adanson. Un botaniste passionné, dont l'existence a été focalisée sur un rêve, le projet à jamais inachevé d'une encyclopédie dans lequel il s'est investi aux dépens de sa vie de famille. C'était un homme droit mais austère, qui plaçait la justice et l'honnêteté au-dessus de tout, mal jugé par ses collègues académiciens qui le disaient atrabilaire et misanthrope, comprenant mal son manque de nuance et sa détestation de l'hypocrisie.
Rédigé au début du XIXème siècle, son manuscrit relate des faits survenus vers 1750. le botaniste a alors vingt-trois ans, et séjourne au Sénégal pour y trouver des plantes. Ce sont surtout des hommes qu'il y rencontre. Pour les besoins de ses recherches, on lui a adjoint un jeune adolescent d'ascendance royale qui lui apprend le wolof. C'est deux ans après son arrivée qu'il entend pour la première fois parler de la "revenante". Maram Seck, nièce de Baba Seck, enlevée trois ans auparavant, serait revenue, bien que cela semble impossible, et installée à Ben, un village du Cap-Verd situé près de l'île de Gorée.
Michel Adanson n'a dès lors plus qu'une envie : aller vérifier la véracité de cette mystérieuse et romanesque rumeur. Une quête qui va le mener jusqu'à l'île de Gorée, point de départ de millions d'africains à l'époque de la traite des noirs, et constituer un épisode dont il tentera toute sa vie d'oblitérer la souffrance, en se consacrant de manière obsessionnelle à ses recherches.
Michel Adanson a existé, et a effectivement séjourné au Sénégal, dont il a notamment ramené un célèbre mémoire sur le baobab. le reste n'est qu'une fiction,
David Diop utilisant ce voyage dans ce qui est alors une concession française pour faire de son personnage le porte-parole d'une vision humaniste face à un peuple que l'on infériorise pour mieux l'exploiter. En côtoyant au plus près les Sénégalais, en apprenant leur langue, en s'imprégnant de la conception du monde de son guide Ndiak, le botaniste, ouvert et désintéressé, constate de fait chez eux une humanité semblable à la sienne, et conteste la théorie propagée par la religion catholique qui les dit naturellement esclaves. Homme de réflexion, d'analyse, il n'est pas dupe du fait que le mécanisme de racisation à l'oeuvre n'a qu'un objectif : le profit. Et à ceux qui prétendent les noirs arriérés, il rétorque qu'ils n'ont tout simplement pas la cupidité comme vertu, qui pousse l'homme blanc à construire des navires pour réduire des hommes en esclavage et s'approprier les terres d'autrui.
Enfin tout cela, c'est dans son manuscrit fictif qu'il l'exprime. Michel Adanson a, au moment de sa vie où il a été confronté à l'altérité, pensé juste, mais s'est publiquement tu. Cette façon d'utiliser un personnage réel pour lui attribuer des pensés dont je me demandais si elles étaient vraiment les siennes m'a interpellée, et j'ai fait quelques recherches sur internet. Voici ce que j'y ai trouvé :
Projets coloniaux pour le Sénégal : La question de l'esclavage.
(…)
Michèle Duchet souligne que le voyage au Sénégal d'Adanson n'avait pas seulement un but scientifique : "[…] ce sont des missions d'information, au sens large du terme. le fruit de ses voyages, ce n'est pas seulement
L Histoire naturelle du Sénégal, mais des mémoires secrets qui prennent la direction des bureaux et voisinent dans les archives des colonies avec différents mémoires d'administrateurs, comme les éléments d'un même dossier". Dans les marges de son exemplaire de l'Encyclopédie de
Diderot et D'Alembert, Adanson dresse un plan de colonie pour le Sénégal qui permettrait non pas l'abolition de l'esclavage, mais peut-être un régime plus "humain" de ce dernier :
"[…] faire du Sénégal, le long du Niger depuis son embouchure, le long de la Gambie jusqu'à Galam, non pas une colonie de Blancs, mais sous la direction de cinq à six cents Blancs au plus, une culture assez considérable pour occuper tous les nègres, tous les esclaves libres et volontaires cultivateurs du pays pour fournir à l'Europe entière tout ce qu'elle consomme annuellement en sucre, café, cacao, gomme arabique, encens."
Qu'étaient, dans l'esprit d'Adanson, des "esclaves libres et volontaires" ? L'oxymore, ici, ne nous permet pas d'y voir bien clair, mais une autre note griffonnée dans ce même exemplaire de l'Encyclopédie, est bien près d'affirmer une position antiesclavagiste. Adanson propose en effet de remplacer au Sénégal "les esclaves par des criminels déportés, qui porteraient une plaque indiquant la nature de leurs crimes ; ils seraient enchaînés et travailleraient dans ce pays torride à la place des esclaves noirs".
Adanson eut l'audace – ou plus probablement la naïveté – de soumettre dès 1753 ce projet (la première proposition citée ci-dessus) aux directeurs de la Compagnie des Indes, vivement attachés, on s'en doute, au système de la traite des Noirs. Ce fait explique peut-être mieux ces mauvais traitements dont le naturaliste eut à se plaindre lors de son long séjour.
(…) Si Adanson, dans le Voyage au Sénégal, reste silencieux sur la question de la traite des Noirs – pour des raisons sans doute stratégiques de publication –, il s'est montré immédiatement hostile à toute forme de racisme. Il explique, dans le Cours d'histoire naturelle, qu'il n'y a sur la Terre qu'une seule espèce d'homme, et que les variations observables en ce qui concerne la couleur de la peau, la morphologie, la longévité, la santé, etc., résultent seulement des contraintes climatiques. Adanson fera, en 1757, l'éloge des Ouolofs qui, lui semble-t-il, pourraient faire les progrès accomplis par les Occidentaux et fera, plus généralement, en 1772, l'éloge des Noirs, ce qui, vers le milieu du XVIIIe siècle, n'est pas banal :
"Les Nègres du Sénégal sont aussi bien faits, les femmes aussi belles et aussi bien faites que dans aucun autre pays du monde. On dit communément qu'ils ont peu d'esprit, qu'ils vendent leurs enfants, leurs parents et quelquefois eux-mêmes pour avoir de l'eau-de-vie, et que leurs femmes ont beaucoup de goût pour les blancs. Ces trois assertions sont également fautives. L'esprit y est des plus vifs, et des plus saillants ; ils ne se vendent ni eux, ni leurs enfants ; enfin, comme ils sont du plus beau noir d'ébène qu'ils estiment au-dessus de toutes les autres couleurs, leurs femmes n'accueillent les blancs que par raison d'intérêt."
(Source : Michel Adanson au Sénégal (1749-1754) : Un grand voyage naturaliste et anthropologique du Siècle des lumières Article in Revue D'Histoire des Sciences et de Leurs Applications-January 2012).
Cette lecture aura donc eu le mérite de me faire connaître un de ces personnages de l'ombre dissimulés dans les coulisses de l'Histoire.
Sur la forme, j'avoue être un peu restée sur ma faim. J'avais entendu
David Diop expliquer son plaisir d'écriture à se mettre à la place d'un scientifique du XVIIIème siècle, en faisant appel à ce qui relie tous les êtres : les sentiments. Est-ce ce qui explique qu'en lieu et place de Michel Adanson, c'est souvent l'auteur que j'ai eu l'impression d'entendre en lisant le roman, surtout dans les passages évoquant ses pensées sur l'esclavage et l'infériorisation des noirs ? Toujours est-il que cela a amoindri, en y empêchant mon immersion, la force du récit.
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