Une bibliothèque que l'on monte est une vie. Ce n'est jamais, disons, la somme de livres isolés.
Leurs aspirations littéraires se réduisaient à une politique et, d'une façon plus déterminante, à une tactique militaire, attachés qu'ils étaient à abattre les murailles de l'anonymat, obstacle infranchissable que seuls quelques privilégiés réussissaient à surmonter. Il y avait des étoiles rutilantes au firmament des lettres, des types qui du jour au lendemain gagnaient des fortunes avec de très mauvais livres, soutenus par les maisons d'édition, les suppléments littéraires, les méthodes de 'marketing', les prix littéraires, des films horribles et les devantures des librairies qui faisaient payer les espaces d'exposition. [...] Les éditeurs se plaignaient de l'absence de bons livres, les écrivains de la "merde" publiée par les grandes maisons d'édition, et chacun de protester avec indignation, de justifier son échec, d'exhiber une ambition désespérée. A Buenos Aires, les livres étaient au centre d'une guerre démente de stratégie, de don d'ubiquité et de pouvoir.
Un conquérant a l'obligation de gérer ce qu'il conquiert.
[...] les gens affabulent lorsque quelque chose hors du commun se produit et alors on ne peut plus savoir en toute certitude ce qui est vrai et ce qui est inventé.
Les livres changent le destin des gens.
[...] un lecteur est un voyageur dans un paysage pré-établi. Et infini. L'arbre a été écrit, et la pierre, et le vent dans la branche, la nostalgie de cette branche et l'amour auquel il a prêté son ombre. Pour moi, il n'y a pas de bonheur plus grand que parcourir, quelques heures chaque jour, un temps humain qui autrement me demeurait étranger. Une vie ne suffit pas à le parcourir. Je vole à Borges une moitié de phrase : une bibliothèque est une porte ouverte sur le temps.
[...] finalement il n'y a rien de plus mouvant que les jugements littéraires.
[...] parler de feu devant un bibliophile, c'est comme réduire un rêve en cendres. Le feu guette toujours, nous le savons, et il peut nous anéantir à tout jamais. Nous apprenons même à éviter de le mentionner, dans l'espoir que, si nous ne l'invoquons pas, il ne nous frappera pas.
Au printemps de l'année 1998, Bluma Lennon venait d'acheter dans une librairie de Soho un exemplaire ancien des Poèmes d'Emily Dickinson quand, arrivée au deuxième sonnet, au premier coin de rue, elle a été renversée par une voiture.
Les livres changent le destin des gens.
Ce jour-là, j'ai rencontré dans le métro une fillette avec un accordéon posé sur sa jupe. Son regard triste, ses vêtements éliminés m'ont fait penser l'espace d'un instant qu'elle arrivait de la province de Corrientes, de Tucumàn, ou de Misiones, comme tant d'autre traîne-misère. Elle a sans doute perçu mon intérêt, car sans me quitter des yeux elle s'est mise à jouer sur son accordéon une mélodie gitane qui a donné un tout inattendu à mes suppositions. Elle a fini de jouer quand le métro s'est arrêté à la station suivante où elle est descendue. Je ne sais pourquoi, j'ai été pris de l'envie de la suivre. Il y avait dans ses yeux un air de fatalité, de douceur, d'effroi, propre au coin du port qui avait disparu. Mais les portes automatiques m'en ont empêché. On m'a expliqué par la suite qu'il s'agissait de Kosovars qui sillonnaient Buenos Aires dans les autobus et les trains, les enfants jouant de l'accordéon pendant que le père ou la mère demandait l’aumône. L'explication, vulgaire et concluante, semblait nier l'insolite avec une résignation qui en anesthésiait le sens. Buenos Aires ne cessait jamais de me surprendre, mais quelque chose de sordide y adhérait à présent avec plus d'acharnement que le ciment à la couverture de mon livre.