Citations sur Tempêtes et brouillards (24)
Dans Le Roi Lear comme dans toute existence : l’enfant mal aimé souffre. Quels que soient les biens matériels qu’il reçoit, un château, la moitié d’un royaume, tout un trésor d’argent, l’enfant mal aimé souffre. Et c’est cette souffrance qui, à défaut de ressources protectrices, menace de l’engouffrer dans la carrière du mal.
Le départ
Hiver 2005
Un désir de roman m’avait réveillée avant l’aube et j’avais commencé à écrire, pendant des heures obscures, à lutter pour trouver un sens à l’informité de mes idées. L’incipit me résistait. Cent fois effacés, cent fois récrits, les mots enfant, mère et absence se blessaient dans la même phrase, lorsque mon père téléphona.
« Je déménage, Carina, m’annonçait-il. J’ai revendu mon appartement. Mes affaires seront transportées par bateau. Ça va me coûter cher mais j’ai comparé les prix. J’ai calculé. Tout est réglé. Je pars vivre à Marrakech. Je quitte la France. Tu prendras l’avion pour venir me voir. Il y a régulièrement des promotions sur les vols. Ce ne sera pas compliqué. »
Il avait détaillé sa décision comme on évoque une escapade anecdotique, des petites vacances.
Qui n'a pas d'héritage viens de nulle part. Qui n'a pas héritage, peut-il aller quelque part ?
« Shakespeare pouvait-il être plus explicite ? Dans Le Roi Lear comme dans toute existence : l’enfant mal aimé souffre. Quels que soient les biens matériels qu’il reçoit, un château, la moitié d’un royaume, tout un trésor d’argent, l’enfant mal aimé souffre. Et c’est cette souffrance qui, à défaut de ressources protectrices, menace de l’engouffrer dans la carrière du mal.
« Oren croyait en moi, même quand je lui avouais que je n’y parvenais pas, que mon écriture n’aboutissait à rien, que j’étais perdue, enterrée sous des ossements de mots »
J'essayais de poursuivre cette ambition ; par la fiction, explorer mon espace intérieur. Ma nudité. Espérant atteindre un lieu au delà de moi-même qui me relirait aux autres, peut-être, au monde. Créer un espace de questions et de connexions. Mais il y avait dans mon projet une enigme qui me résistait. Enfilade de couloirs obstruée. De portes condamnées.
Trois enfants blessés par l'abandon d'une mère qui n'avait pas pris la peine de s'expliquer avant de déserter. Parce qu'un enfant, à ce qu'elle croyait, à ce qu'elle avait dit, un enfant ça pardonne, ça guérit, ça oublie.
En m'invitant à sortir de son coupé, devant chez moi, il m'avait agrippée. Et j'aurais pu me laisser aller. Il me plaisait. Physiquement, artistiquement. Mais au moment où ses lèvres avaient touché les miennes, mon père m'était apparu. C'est un brouillard de sensations davantage qu'un souvenir exact. Une houle, sous la chair, davantage qu'une image précise. Mais cela avait surgi : un ressac indéfinissable venu déposer en moi les embruns d'un dégoût.
Ma violence. Comment remonter à sa source ? Comment rejoindre l’origine de ce fleuve de lave creusé en moi ? Est-il possible de l’étancher ? Peut-on assécher sa propre sauvagerie ? J’en observe l’ébullition et je vois : une maman qui s’éloigne, des enfants que l’on fouette, un canapé kaki, velours en lambeaux, espace de sévices. Et puis il y a ce que je vois, et il y a ce que je ne vois pas. Ce qui fourrage, sous le lit, de l’autre côté du sol, au fond du fond, dont on ignore la nature. Occulte. Ce qui tue.
De mon roman, j’avais établi les fondations, monté des murs, creusé des fenêtres. Les dernières pierres m’échappaient.