Je ne force pas beaucoup l'esprit de ce texte en disant que le projet de l'auteur est de mettre en perspective les préjugés technophobes qui blessent sans aucun doute le polytechnicien qu'il est.
Cette mise en perspective voit loin dans le passé; il cherche jusque dans les idées de
Dumézil sur la structure tripartite des sociétés indo-européennes pour établir comment se perpétuent à travers les siècles les préjugés de classes; comment se trouvent valorisées ou méprisées les grandes fonctions sociales que sont la cléricature, la puissance armée et le travail incarnées respectivement dans le prêtre, le soldat et le laboureur. Il cherche et trouve dans l'ordre économique actuel les nouvelles niches où se sont réfugiées les valeurs associées à l'esprit, la force ou l'ingéniosité. Ainsi de nos jours les artistes sont-ils devenus bien plus clercs que les prêtres catholiques, les financiers bien plus belliqueux que les généraux et les scientifiques oscillent entre vocation mystique et vocation pratique; il semble que chacun fuit toute représentation de sa fonction qui la rapproche du travail et de la technique.
C'est bien là ce que regrette l'auteur; les préjugés confortent une vision péjorative de la technique et du travail mis en bas de l'échelle des valeurs. Son intuition lui fait rapprocher cette tendance millénaire de l'apparition de l'écriture (il rappelle l'opposition de Socrate à l'écriture, le tournant grec de l'histoire des mathématiques par lequel celles-ci passent d'une technique de calcul ( en Égypte, en Mésopotamie où la finalité du calcul est pratique - mesurer, compter) à une technique de démonstration (dont l'enjeu est l'idée toute cléricale de vérité).
Cet essai est sans doute un pamphlet qui s'avance masqué (il est publié dans une collection qui s'appelle "Manifestes le Pommier!) aussi n'éprouve t'il pas le besoin d'approfondir l'intuition qui en constitue pourtant l'argument fort; le rôle de l'écriture dans les sociétés, comment celle-ci modifie les systèmes de valeurs et les rapports de forces sociaux. Je n'ai cessé de penser au livre de Leonard Shlain
The Alphabet versus the Goddess qui est une enquête quasi-obsessionnelle sur ce sujet. Il est probable de
Gilles Dowek ne connaisse pas ce livre non traduit en français. Il m'a semblé que leurs idées convergent même si le présent essai paraîtra très superficiel au regard du travail quelque peu démesuré de
Leonard Shlain.