En bas, les nuages : 7 Histoires

- J'ai promis d'appeler ma mère dès notre arrivée. Elle doit déjà commencer à s'inquiéter.
(...)
- Mais il n'était pas prévu qu'on arrive avant onze heures et quart et il est dix heures.
- Je sais, mais ma mère commence à s'inquiéter une heure avant. Ce qui fait qu'en général je l'appelle une heure avant pour lui dire que je suis bien arrivé.
(p. 123)

- On aime d'autant plus les autres qu'ils sont loin, c'est encore mieux s'ils sont conceptuels. A part la famille. Et encore. Le cercle se rétrécit. L'homme de demain est célibataire, n'aime et ne déteste que son nombril. Il déclare très fort son amour d'autrui, mais toute la société est construite pour que personne ne l'approche jamais ni ne lui demande aucun sacrifice.
(p. 53-54)

La solitude, c'est comme un canapé profond, quand on s'y installe, on ne sait pas si on aura le courage de s'en extirper un jour.

J'ai mis sur le compte de ces maladies tropicales la longue dépression qui est venue me cisailler au début de l'année 1967 (...). Une vraie dépression a suivi. La vie qui se barrait en douce, sur la pointe des pieds, sans un bruit. Nous étions désormais deux dans ma tête, moi et l'ennemi intérieur qui décidait de tout. (...) Je dormais tout le temps. Au début, je faisais des nuits de plus en plus longues. Quand les nuits ont atteint douze heures, je me suis mis à dormir la journée. Si j'ouvrais l'oeil, je le refermais aussitôt. De peur de ce qui m'attendait.
(p. 135-136)

- (...) mon grand-père a connu deux guerres, mon père une, et moi aucune. L'un comme l'autre, ils savaient qui ils étaient. Je veux dire, la vie leur a imposé de le savoir. Ce n'est pas mon cas. Je n'ai jamais pris aucune décision touchant mon existence ni celle de ceux que j'aime. Et je n'ai jamais confronté mes principes à la réalité.
(p. 27)

- (...) mes enfants reflètent le mauvais père que je suis.
- Les choses ne sont jamais si simples, mais si tu veux savoir, chacune de leurs attitudes trahit le poids de ton indifférence. C'est violent, cette indifférence qui transpire de ta peau.
(p. 66)

Kyle est le genre d'enfant qui prend de l'avance sur certaines questions à cause d'une intelligence débordante, mais sans repères. Il est malin, mais ça part dans tous les sens. Á ce compte-là, il finira marginalisé. En tout cas, je ne le vois pas marchand de voitures, ni de pneus. Il deviendra peut-être un nouveau Stephen King, avec un peu de chance. Ou à la rue, ce qui est plus probable.

Je n'ai pas l'intention de passer pour un collabo qui fait son marché noir avec certains en laissant les autres crever. Il faut toujours penser à l'après-crise, à ce qu'on dira de nous. Notre réputation est au moins aussi importante que ce que nous sommes.
(p. 29)

Quand j'ai annoncé à Natacha que c'était son mari, son visage naturellement pâle est devenu livide.
-Maintenant, je suis désolée, je ne peux pas partir, ce serait avouer une faute que je n'ai pas commise. De toute façon, ce type n'est pas assez fin pour le voir ainsi, alors on ferait bien de la commettre, cette faute.

Nous sommes arrêtés devant un cours d'eau qui aurait pu être une rivière ou un rapide, s'il pleuvait plus. Des pierres arrondies affleurent à la surface, et leur présence trace deux petites traînées écumantes dans l'eau. On y apercevrait presque des images pieuses.

- Tu vois la grosse pierre sur l'autre berge? Si on ne la voit plus, c'est qu'on ne peut plus passer.

- Et alors, vous décidez quoi dans ces cas-là?

- Il m'arrive d'attendre, ou de faire demi-tour et de revenir un ou deux jours plus tard. De temps en temps, je prends le risque.

- Vous prenez le risque?

- A mon âge, prendre un risque n'a pas la même signification qu'au tien. Alors je me lance avec de l'eau jusqu'à mi-vitres. Mon moteur ne s'est jamais noyé. Il n'est pas tout neuf, ce pick-up, mais à l'époque on fabriquait des engins qui n'avaient peur de rien.

Je l'observe un peu plus franchement. Je n'en ai pas trop eu l'occasion depuis qu'elle m'a pris en stop, il y a deux heures, sur la route principale qui traverse l'île. Nous ne parlions pas depuis une demi-heure qu'elle me proposa de m'héberger. Elle venait tout juste de me demander: «Où tu vas comme ça?» Et je lui avais répondu: «Nulle part en particulier.