Que pensait secrètement Mihail d'un Cioran, d'un Eliade, d'un Petrescu ? Je crois qu'il se serait méprisé de leur en vouloir, d'éprouver de l'amertume, et que pour se garder de ces sentiments misérables il avait choisi d'en faire des personnages de son œuvre à venir.
( p.220)
(*Citation prolongée d'un extrait de " Depuis deux mille ans" de Mihail Sebastian)
Quant à moi, avais-je pensé, tandis qu'Irina Costinas partait dans des explications de plus en plus obscures, ce qui m'a troublée dans " Depuis deux mille ans" c'est d'être précipitée dans la tête d'un juif, de devoir soudain regarder le monde avec les yeux d'un juif.J 'avais souligné un passage à cet égard, me demandant quelle question je pourrais bien poser à M.Sebastian après l'avoir lu à haute voix, et pendant que notre professeur parlait je le relis discrètement :
"(....) Pourquoi est-il si facile, dans une rue roumaine , de crier " A mort!" sans que personne daigne tourner la tête ? La mort, me semble-t-il, est tout de même une chose assez sérieuse. Un chien écrasé sous les roues d'une auto, cela suffit déjà pour un instant de silence.Si quelqu'un s'installait à un carrefour pour scander, par exemple, " Mort aux hérissons !", je suppose que les passants montreraient un minimum d'étonnement.
Réflexion faite, ce qui est grave, ce n'est pas que trois gars puissent se poster à un coin de rue pour hurler " Mort aux youpins!", mais que leur cri puisse passer inaperçu, banal comme la cloche d'un tramway.
( p.32)
- Eh bien voyez- vous, chère Marietta, reprit alors la princesse Bibesco dont le visage de nouveau s'était illuminé, moi j'aime passionnément les juifs et j'ose espérer qu'ils ne quitteront pas la Roumanie.Je les aime passionnément parce qu'ils éloignent l'horizon.Songez à ce que serait le monde sans eux: une mosaïque de petits peuples à l'esprit étriqué, retranchés derrière leurs frontières et s'adonnant cyniquement à la guerre pour quelques hectares supplémentaires. Les juifs se jouent des frontières, ils sont partout chez eux, là où ils arrivent ils entreprennent et si l'ont ne veut plus d'eux, ils s'en vont et recommencent ailleurs.Ce sont d'infatigable voyageurs, d'inépuisables bâtisseurs que rien n'effraie ni ne décourage (...)
( p.88)
— Le printemps, l’insupportable printemps...
— Pourquoi dites-vous ça ? Le printemps nous montre combien la vie pourrait être joyeuse, et tellement plus généreuse, si les hommes n’étaient pas si bêtes.
Ainsi la vie nous promenait-elle à sa guise – on suivait une direction, quand surgissait un événement parfaitement imprévisible qui nous emmenait dans une autre.
Si l'on m'avait dit à cette époque que je tomberais amoureuse d'un « youpin » - car c'était toujours ainsi que nous désignions les rares juifs qui fréquentaient l'université au risque de se prendre des coups de bâton -, je me serais sentie insultée. C'est pourquoi j'essaie de me remémorer le regard que nous portions sur les juifs en cette année 1935. Nous avions intégré qu'ils étaient profondément différents de nous : soit immensément riches, [...] ; soit misérables comme ceux qui survivaient dans les quartiers périphériques [...]
P 20.
Poursuivant mon chemin, j'avais pensé à Mihail.Quand le monde s'effondrait autour de lui, il s'enfermait et écrivait. On l'avait privé de tous ses droits, mais on n'avait pas pu le priver du seul qui le maintenait vivant : écrire. Et à travers ce qu'il écrivait il disait bien mieux le secret de nos âmes que moi avec mes questions stupides.(...)
Le journalisme est impuissant à rendre compte de notre incroyable complexité car ce qu'on devine d'une personne n'est pas considéré comme une information.
( p.273)
Une jeune idiote, influençable et exaltée, sous l'emprise d'un professeur à la réputation douteuse, a vu un pogrom là où il ne fallait voir que de banales scènes de guerre avec leurs inévitables excès.
On ne peut plus se permettre de nourrir des milliers de juifs - pratiquement cinquante mille à Jassy sur cent mille habitants, tu imagines un peu ? - quand des milliers de Roumains n'ont pas de quoi se loger et ne mangent pas à leur faim. Nous allons mettre en place ce que Sima appelle
« la préférence nationale ». Les Roumains d'abord, les étrangers et les juifs ensuite - si un jour nous avons les moyens d'en accueillir quelques-uns.
P 192
Je n'aurais pas cru qu'on pouvait aimer quelqu'un en dépit de ce qu'il pense- (...)Enfin " quelqu'un", non, seulement un père ou une mère, ou peut-être un oncle ou une tante, car c'est le petit en nous
qui ,soudain, prend le pas sur l'adulte. Le petit que nous gardons enfoui dans un coin de notre mémoire et qui ne cesse jamais d'aimer, lui, entêté et stupide comme un petit veau.
( p.428 )