AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Creisifiction


José Maria Eça de Queirós (1845-1900), véritable monument de la littérature de langue portugaise du XIXème siècle fut un contemporain de Zola, de Flaubert et De Maupassant. Très influencé par les courants littéraires français de son époque (et notamment par Flaubert à qui il vouait une admiration sans bornes), il a introduit le naturalisme dans la littérature portugaise. Son roman «Os Maias» («Les Maia»), épopée familiale sur fond de critique sociale et de chronique de moeurs de la bourgeoisie portugaise de la fin du XIXème siècle, considéré son oeuvre majeure, est souvent cité comme un des romans les plus importants de toute la littérature de langue portugaise.

O PRIMO BASÍLIO («LE COUSIN BAZILIO» en français : l'accent aigu sur le «i» a disparu et le «s» du prénom transformé en « z » - on se demande d'ailleurs pourquoi ?) remporte dès sa parution un succès appréciable auprès du lectorat portugais et lusophone en général, devenant avec le temps un des ouvrages les plus lus et populaires de son auteur.

Roman engagé, il s'agit d'un livre incroyablement audacieux et moderne pour l'époque, notamment par la liberté de ton avec laquelle, dans une société aussi conservatrice, bigote et moraliste que la société bourgeoise portugaise de la deuxième moitié du XIXème siècle, de thèmes tels l'adultère, la condition des femmes, la sexualité féminine, les inégalités sociales et les rapports de classe seront traités.
Selon certains spécialistes de l'oeuvre d'Eça de Queirós, O PRIMO BASÍLIO serait celle qui correspondrait au mieux à la vision défendue à maintes reprises par l'auteur, de l'art en tant que "critique des tempéraments et des habitudes" et susceptible de jouer un rôle d'«auxiliaire de la science et de la conscience » des spectateurs contemporains.

Publié une vingtaine d'années après «Madame Bovary», l'intrigue du roman s'inspirerait en partie de celle du classique de Flaubert, Eça de Queirós allant même, pour rendre hommage à son grand maître, jusqu'à paraphraser l'un des passages les plus connus imaginés par Flaubert, la fameuse scène du fiacre. Et même si l'auteur portugais sera lui aussi traité d'«immoraliste» par certains de ses concitoyens, aucun procès ne lui sera tout de même intenté. Au contraire, le roman sera paradoxalement très bien accueilli par un nombre considérable de lecteurs...appartenant exactement à la même classe que ses principaux personnages, dont l'auteur dresse un portrait loin d'être flatteur!
Mais après tout, comment résister au talent d'un romancier aussi astucieux, au style aussi agréable à lire, au regard si parfaitement «clinique» et à l'ironie si subtilement distillée, capable même de faire oublier au lecteur, par le biais du comique et de la dérision de certaines situations qu'il dépeint, la profonde critique de moeurs et la cruauté impitoyable qui sourdent au fur et à mesure de son récit ? Un style, il faut l'admettre, prodigieusement osé et efficace.

Le roman s'ouvre sur le couple modèle constitué par Luísa et Jorge. Leur douce routine sera bouleversée par l'arrivée du cousin de Luísa, Basílio, de retour du Brésil où il s'était installé depuis quelques années, et où il avait soi-disant fait fortune dans le négoce du caoutchouc. le retour à Lisbonne de ce dernier coïncide avec l'absence du mari, Jorge, fonctionnaire ingénieur des mines, parti en mission de prospection dans les provinces de l'Alentejo pour quelques semaines. Basílio, aventurier doté de peu de scrupules, beau-parleur, égoïste, cynique et libertin, profitant de cette absence providentielle, s'applique à séduire sa cousine, avec laquelle il avait déjà vécu une romance juvénile avant d'avoir émigré au Brésil.
Malgré l'amour sincère que Luísa porte à son mari, l'insistance et la hardiesse de son cousin, l'impétuosité de la flamme qu'il lui déclare, l'exaltation provoquée par le souvenir de l'intensité de ses propres émois amoureux de jeune fille, la fascination exercée par le panache incroyable de ce séducteur chevronné, l'auréole et le charme du parisianisme affiché par ce dernier, voilà qui finira par miner les défenses les plus coriaces de la jeune épouse et la faire succomber à la force inouïe de ses pulsions amoureuses. L'absence de son époux devant se prolonger encore de quelques semaines, Luísa s'abandonnera de plus en plus volontiers à l'urgence dictée par son désir amoureux, alimentée considérablement par la découverte d'un plaisir sensuel et érotique jusque-là insoupçonné.

Ce dernier élément donnera à l'auteur, notamment par le biais de tournures savamment dosées, et à force de montrer-cacher, de sous-entendus et d'ellipses, l'occasion de décrire, toujours avec beaucoup de tact et d'élégance, des scènes d'ébats amoureux comprenant des pratiques sexuelles où le plaisir féminin sera mis, pour ainsi dire, dans un pied d'égalité (ou dans une égalité du pied, si vous préférez...) avec celui du mâle. Pour rappel, nous sommes en 1878!
L'on retrouvera également chez Eça de Queirós le souci de dénoncer plus généralement la condition des femmes de son temps, leur assujettissement non seulement au plaisir masculin, mais aussi au pouvoir et aux nombreux autres privilèges accordés à la gent masculine. Bien que le ridicule et l'hypocrisie des comportements féminins ou les stéréotypies de leurs attitudes affichées en société n'échappent guère non plus à cruelle ironie cachée sous la plume alerte de l'auteur, Eça de Queirós ne manifestera à aucun moment des propos aux relents ouvertement misogynes. Bien au contraire : en fin observateur des moeurs de ses contemporains, il s'astreint à décrire, plutôt de l'intérieur et sans faire de jugements «genrés», la condition des femmes et la réalité de leur statut dans la société bourgeoise lisboète de l'époque.
Ainsi, par exemple, la naïveté, voire parfois la sottise de Luísa se livrant aux rêveries où elle se voit déjà en train de vivre la grande vie à Paris avec son amoureux et riche cousin, la niaiserie avec laquelle elle peut tomber dans certains des pièges grossiers que ce dernier lui tend, sont loin d'être traités avec mépris ou comme étant des attributs intrinsèques à la condition féminine. Et comment faire autrement quand on aura toujours décidé à votre place, qu'on a considéré depuis toujours que vous étiez un être fragile ayant besoin de protection, d'être chaperonnée lors de ses déplacements, d'évoluer sous l'autorité d'un père, puis d'un mari? En tant que lecteur, la veine plutôt féministe de l'auteur m'a semblé en tout cas aller de soi.

Dans une lettre adressée à un des amis proches (Teófilo Braga), datée de 1878, Eça exprime la crainte d'en faire trop, de rajouter trop de détails à sa narration et, de ce fait, de compromettre la justesse du propos de son nouveau roman.
Il est vrai que dans LE COUSIN BAZILIO, comme souvent, me semble-t-il, dans la littérature du XIXème siècle, l'auteur prend suffisamment le temps de poser le cadre et le contexte de son intrigue, les déployant selon des conventions littéraires et dans une temporalité subjective qui ne sont plus les nôtres. Néanmoins, je crois qu'Eça de Quieirós a tout de même été un peu trop sévère envers lui-même. Personnellement, je n'ai absolument pas été gêné dans ma lecture par une surabondance quelconque de détails ou par des longueurs plus ou moins agaçantes, au contraire, plutôt frappé par la fluidité du style, par la concision et la prégnance visuelle de ses descriptions de l'architecture de la ville, des paysages et des intérieurs, je ne les ai jamais trouvées ni excessivement détaillées, ni gratuites ou superflues!
Pour le reste, c'est vrai que LE COUSIN BAZILIO n'est pas un roman d'amour centré exclusivement sur l'histoire d'une infidélité féminine. Porté par une galerie de personnages représentatifs de la petite bourgeoisie, de l'aristocratie et du petit peuple lisboètes, le roman dresse un portrait sans concessions de la société portugaise de son époque, de la dureté des rapports de domination de classe et de genre, de l'hypocrisie et de l'étroitesse d'esprit qui se cachent sous le vernis de d'une moralité douteuse et du maintien de l'ordre social.

Ainsi, l'intrigue connaîtra-t-elle un retournement surprenant quand la bonne de Luísa découvrira l'infidélité de sa patronne. Juliana, la bonne, est un personnage au profil inoubliable, magistralement dessiné par l'auteur. Emblématique aussi de cette violence larvée dans les rapports de classes, de la révolte et, le cas échéant, de la prise et exercice d'un pouvoir tout aussi tyrannique par les classes opprimées envers les classes dominantes. Juliana guette la moindre occasion d'obtenir de preuves irréfutables de l'adultère, et à force de ruse et de patience, parviendra enfin à réunir suffisamment d'éléments lui permettant d'enserrer sa maîtresse dans une toile d'araignée solidement tissée. La relation inextricable de chantage et de dépendance qui s'installera entre les deux femmes, conduisant par moments à inverser pathétiquement les rôles traditionnels de domination, permettra à l'auteur de déployer une brillante démonstration littéraire de la dialectique du maître et de l'esclave.
Cette relation occupera dès lors une place centrale dans l'intrigue du roman et donnera naissance à des situations et à de scènes d'une densité dramatique remarquable. Certes, même s'il est difficile d'éviter de penser ici à d'autres oeuvres célèbres autour de ce même thème (Jean Genet au théâtre, Pasolini ou Chabrol au cinéma...), il faut en l'occurrence reconnaître l'immense talent d'Eça à le traiter d'une manière aussi diaboliquement échafaudée et réaliste, de le disséquer sous toutes ses coutures, y compris du point de vue de l'interchangeabilité des rôles de domination, d'une façon en fin de compte dépourvue de toute dimension allégorique, comme chez Genet, ou appuyée sur une conception marxiste de la lutte de classes, comme chez Pasolini ou Chabrol.

Dans le journal que Adolfo Bioy Casares avait consacré à ses nombreuses rencontres avec Jorge Luis Borges, entre 1947 et 1989 (publié sous le titre « Borges »), nous pouvons lire le passage suivant : «Mardi, 14 juin [1955] (...)Nous avons parlé d'Eça de Queirós; nous avons dit que nous aurions aimé qu'il y ait plus de livres d'Eça ; que tout ce qu'il écrivait était agréable; qu'il était de loin supérieur à ses «maîtres», supérieur à Anatole France, voire même à Flaubert. Borges a un mouvement d'hésitation quand j'évoque Flaubert; puis il dit que Madame Bovary est une oeuvre bien moins riche que le Cousin Bazilio

Ce n'est que l'avis de Borges, bien sûr ! Dans tous les cas, Eça de Queirós, c'est certain, reste un grand auteur, une lecture incontournable, à rajouter impérativement à la pile-à-lire des vrais amateurs de la belle littérature produite par le XIXème siècle.

Commenter  J’apprécie          3115



Ont apprécié cette critique (30)voir plus




{* *}