Il me vient à l'esprit qu'en mourant mon père nous a emportés avec lui, dans le chagrin de son épouse chérie. Elle n'est jamais revenue à la vie, et le mot "bonheur" est devenu un mot inacceptable à prononcer et à vivre, pour elle et pour nous. J'ai retenu les souffles. Parfois j'ai été en colère. J'ai enfoui, caché ma peur dans mes rires, avec bonne humeur mais finalement une solitude intérieure.
Je ne me suis pas rendu compte quand la vie éternelle m'est tombée dessus. L'éternité, je la toucherai plus tard du bout des yeux, en haut des falaises d'Ecalgrain, quand je me planterai à la frontière du vide, vent de face, dans les épreuves et les joies de ma vie. Le sel, l'eau, le vide, la terre au premier jour, tout était déjà en place pour moi.
Je m'appelle Jeanne, ou Terre d'amour, c'est selon qui me nomme. A trop aimer ma presqu'île, je suis devenue une terreuse, une fille des terres du Nord, des ravalements des eaux où se reflètent en riant les étoiles.
Pour accompagner ce raffut, je me mets à pleurer, j'en veux, j'en réclame encore de cette tourbe violente, brutale, sauvage, fertile. Elle se fourre en moi.
Plus tard, régulièrement, j'en introduirai de nouveau dans mes narines et mes oreilles. Je veux qu'elle m'envahisse, que mon sang devienne poreux et friable, serré, solide, bien noir. Cette terre de la Hague, je l'aime déjà.