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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Les princes à la mort sont destinés,
Ainsi que tous les autres vivants.
Qu'ils en soient courroucés ou affligés,
Autant en emporte le vent."
(F. Villon)

Il était une fois dans l'Ouest, ou le dharma en Deux-Sèvres...
Il y a deux raisons qui m'ont poussée à lire le nouveau roman d'Enard (mis à part le fait que j'ai beaucoup apprécié "Boussole"). La première est François Rabelais, et la deuxième est le choix géographique.
Hélas, le département des Deux-Sèvres n'est que très rarement mis à l'honneur. A l'époque, quelques affiches publicitaires montrant le Marais poitevin apportaient une note verte et bucolique aux couloirs du métro parisien ("Une autre Venise près de chez vous !"), et on peut presque remercier Michel Houellebecq d'attirer un semblant d'attention sur Niort, en créant une petite polémique par une remarque anodine sur sa prétendue laideur.
Niort avec son donjon, ses assurances, ses quais de la Sèvre, et ses dragons de bronze...
Mathias Enard lui-même a troqué sa culotte courte contre un pantalon digne de ce nom au lycée niortais Jean Macé, et il y retourne toujours volontiers pour entretenir les élèves tant de littérature que de ce changement de pantalon.
Cette sympathique pantalonnade sur le banquet des fossoyeurs est donc plutôt dans la continuité logique des événements... mais parlons plutôt d'une sorte de roue qui ramasse les choses en bas, pour les remonter à la surface de l'autre côté ; toujours les mêmes, et pourtant déjà différentes.

Après tout, le roman est aussi construit de façon circulaire, en rendant hommage à la fois au passé et au présent de la région.
Et ce qui commence comme le journal de bord d'un ethnologue parisien venu étudier la "ruralité" va doucement se transformer en un livre sur l'éternel cycle de la Vie et de la Mort, qui trouvera son apogée dans le chapitre du fameux banquet, pour revenir ensuite à son point de départ. On retrouvera notre ethnologue, mais plus exactement tel qu'on l'a quitté.

Le journal de David Mazon est amusant par ses observations cliniques de la campagne et des autochtones, pour les besoins de son érudite thèse "La vie à la campagne au 21ème siècle". Non, on ne parle plus vraiment le poitevin-saintongeais au marché de Coulonges, mais il y a du vrai ragondin mouliné dans le pâté de ragondin, et les oeufs sortent vraiment de la poule. Entraîné un peu malgré lui dans la vie locale, il va rencontrer toute une galerie de personnages agréablement "typiques", que ce soit la clientèle du Café Pêche, le maire, l'illuminé du village, un artiste parisien expatrié, ou les Anglais, toujours plus au moins présents dans la régions depuis...
... ha ! Au moment où une voix omnisciente reprend subitement le rôle de narrateur pour nous informer de la réincarnation de l'abbé Largeau en sanglier, le lecteur sait déjà que tout sera un peu plus compliqué que prévu.
La mythique Roue du Destin se mettra en mouvement, pour faire disparaître et réapparaître les personnages au fil des siècles dans leurs incarnations successives. Les personnages du roman, leurs ancêtres, mais aussi Jules César, Richard Coeur de Lion, Charles Martel, Rabelais, Villon, Agrippa d'Aubigné, Pierre Loti... bref, riches et pauvres, heureux et malheureux, connus ou inconnus, avec leur lot de légendes et d'histoires qui font la mémoire de la région poitevine.
La "grande" Histoire est mélangée à la "petite", tout cela encore agrémenté par des "chansons" insérées entre les chapitres, qui rappellent la tradition orale perpétuée par les troubadours ou par les ritournelles populaires qu'on chantait aux marchés sur les faits divers particulièrement atroces.
Et comme cet éternel cycle est sous la responsabilité de la Grande Faucheuse, il n'est que naturel que le récit aboutisse sur le banquet annuel de ses fidèles assistants, pendant les deux jours où, selon la tradition, la Mort se repose. Avec une exubérance toute rabelaisienne, on va donc profiter de la Vie, tout en rendant hommage à la Mort dans des discours savants ou grivois. Comment mieux défier la Mort qu'en mangeant et en buvant à sa santé ? En lui laissant voir que nous sommes des bon-vivants bien vivants, tout en sachant que tôt ou tard, un fossoyeur gourmand pourra se retrouver dans l'assiette d'un autre fossoyeur sous la forme d'une délicieuse anguille ou d'un escargot au beurre ? Mais aussi que l'immortelle âme de cet escargot aura ainsi l'occasion de se réincarner à son tour en Napoléon ou en ethnologue parisien, car la Roue continue à tourner. Tout comme les gens continuent à naître et à mourir, en contribuant chacun à leur tour à L Histoire, et tout comme les quatre saisons doivent obligatoirement passer avant le prochain banquet annuel des fossoyeurs.

J'ai lu le roman de Mathias Enard avec plaisir, tout en ayant parfois l'impression que dans certains passages la Roue dévie de son axe et qu'on l'entend grincer dans un laborieux effort pour y revenir . Dans la partie "rabelaisienne", tantôt je me délectais, tantôt il me semblait être devant un Rabelais qui se parodie lui-même, même si je dois admettre que ce bidonnant chapitre donne finalement beaucoup de saveur et tout son sens au livre. Sans parler du happy end qui vous donne envie de chausser des galoches et aller chercher votre lait à la ferme, en sifflotant en route "Le Poitevin est un gourmand".
3,5/5 pour le livre, plus une demi-étoile supplémentaire de la part d'une autochtone qui se nourrit de fromage de chèvre, entretient sa longévité par la liqueur d'angélique et se déplace de préférence sur un étrange âne poilu nommé baudet.
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