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Critique de Fabinou7


Belle lecture audio par Dominique Raymond sur France Culture (le podcast est disponible à la rubrique « l'atelier fiction »).

C'est assez classique mais l'expérience intime est souvent largement partageable. Cette “chronique d'une passion”, celle d'Annie Ernaux est une histoire, somme tout banale, dont le caractère de fait divers est accentué par son écriture : plate, distanciée, constat bref qui s'arrête où commencerait la broderie de l'interprétation, qu'elle refuse, très loin justement de celle de Marcel Jouhandeau inutilement pompeuse et urticante.

Elle reprend chronologiquement, scolairement peut-être, l'impact d'une passion, survenue quelques mois auparavant, sur sa vie quotidienne.
Le temps de l'écriture n'est pas concomitant, il y a une certaine distance temporelle, et peut-être spatiale aussi, qui paraissait nécessaire à l'écrivaine pour mettre en phrases l'expérience vécue. C'est aussi se laisser vivre, se laisser franchir chacune des étapes de la passion et de la « post-passion », sorte de deuil non pas d'un vivant, mais d'un sentiment, d'un état de désir, de manque-comblement perpétuellement exaspéré, rechargé, et vidé à nouveau au fil des rencontres.

Revoir le sujet de la passion, lorsque l'on est soi-même dépassionné, permet de prendre toute la mesure du pouvoir de guérison que le Temps a sur les vivants.

Les mots d'Annie Ernaux ne sont pas sans évoquer Les Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes, le sujet se retrouve seul face à sa passion (supposée non réciproque), et ainsi Ernaux écrit les mots du soliloque de l'amoureux, notamment l'attente, ce « tumulte d'angoisse » que suscite les quelques minutes d'attente au bout du fil, le temps que l'être aimé rappelle depuis une cabine téléphonique, « love is a ring, the telephone » chantait Patti Smith.
L'attente, pour Barthes, est aussi « un enchantement », on « reçoit l'ordre de ne pas bouger », ainsi Ernaux rappelle qu'elle évite de passer l'aspirateur de peur de ne pas entendre la sonnerie du téléphone ou bien la perspective d'une autre personne au bout du fil et occupant la ligne, alors que son amour pourrait téléphoner la plonge dans la tristesse et la colère.
Ainsi, feindre avec l'attente est vain, « l'autre n'attend pas », pour Barthes c'est le test imparable : « suis-je amoureux ? Oui, puisque j'attends. »

Souvent, l'état de passion est plus recherché que le sujet lui-même, « c'est mon désir que je désire » écrit Roland Barthes, telle la cigarette qui apporte la nicotine, le moyen d'obtenir la plénitude, la volupté de la souffrance amoureuse, les délices illusoires de la suspension que la passion amène à la vie, à l'habitude, au temps qui court, l'exaltation, dans ses nouveaux rituels un peu mystiques, qui nous ramène à la foi, cette « raison de vivre » clé en main, cette utilité maximale et exclusive de notre personne, comme l'écrivait Goethe dans son Werther : « il est pourtant vrai que rien dans le monde ne nous rend nécessaires aux autres comme l'affection que nous avons pour eux. »

Après tout pourquoi pas elle, Annie ? N'y a-t-elle pas droit à cette passion qu'elle a surement dû lire tant de fois dans les livres, voir au cinéma, entendre de l'aveux d'amis proches ? Fit-elle partie, comme chacun de nous peut-être, de ces gens qui ne seraient jamais tombés amoureux « s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour » selon la maxime De La Rochefoucauld ?

C'est qu'on a l'impression d'un bunker, contre les assauts de l'existence, un refuge où « les paroles du coeur sont enfantines. Les voix de la chair sont élémentaires. » comme écrivait Paul Valéry à propos des sobriquets un peu niais que s'échangent les amants, et qui ajoutait « l'expression d'un sentiment est toujours absurde. »

Dans sa passion, à l'exception de quelques gestes profonds et discrets ; une carte postale ; Annie Ernaux ne s'accroche pas, elle reste statique, observant l'abîme mais sans s'y jeter, sans s'y noyer « au lieu de nager dans les circonstances de l'eau », Valéry encore. Voire pire, sans s'y vautrer comme on voit aussi parfois des addicts, des personnes qui ne savent pas s'arrêter, s'abreuver raisonnablement au calice de la passion. Les lendemains seront durs…

"À partir du mois de septembre l'année dernière, je n'ai plus rien fait d'autre qu'attendre un homme : qu'il me téléphone et qu'il vienne chez moi."

Alors faut-il soi-même avoir vécu une passion et en avoir ressenti les effets les plus anecdotiques dans ses journées pour ressentir et comprendre la façon dont cela affecte notre mémoire des évènements, notre tempérament et le récit d'Annie Ernaux ?

Qu'en pensez-vous ?
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