À leur place, aurais-je eu le courage de fuir à l'autre bout du continent, en laissant mes deux enfants derrière moi, avec l'espoir de les faire venir un jour ? Quand je pense à la vie paisible de mon père et de ma mère à Lausanne, je me demande encore où ils ont trouvé la force de tout quitter. Les migrants sont des sur-hommes.
C'était si étrange d'écrire en roumain ! De penser en roumain. D'ironiser en roumain. À mon arrivée en Suisse à l'âge de six ans, j'ai commencé une migration intérieure : d'une langue à l'autre. Peu à peu, j'ai rêvé en français, compté en français et surtout... menti en français. La langue dans laquelle on ment sans se faire attraper raconte beaucoup sur nous. Moi, je mens en français. Toi, en roumain.
Ça m’a rappelé cette blague : «Que se passerait-il si le communisme s’implantait dans le Sahara ? Réponse : au début, on ne verrait pas la différence. Mais, au bout de six mois, les Bédouins constateraient une grande pénurie de sable.»
Comme tous les dictateurs, tu t'es pris pour ta statue.
(p. 98)
Je n’exclus pas de me rendre à Bucarest pour déposer cette lettre sur ta tombe. Ça me donnera l’occasion de lire ton nom gravé dans la pierre. Continue à être mort, Nicolae ; tu fais ça très bien.
Bravo, Nicolae, tu as réussi ton coup. Comme beaucoup de Roumains ayant vécu sous ton règne, j'ai deux familles. La vraie avec un père et une mère biologiques. Et la symbolique. La famille décrétée.
À l'évidence, il y a pire que toi. Désolé de te l'apprendre, mais la plupart des essais historiques sur les dictateurs du xx° siècle t'ont mis de côté. Hitler, Staline, Mao ou Kim II-sung y figurent en bonne place, mais pas toi. En ce qui te concerne, peut-être devrions-nous nous inspirer des Anciens.
Le 21 juillet 356 avant Jésus-Christ, un
vacher met le feu au temple d'Artémis, à
Éphèse. Long de cent trente-sept mètres, large de soixante-quatorze mètres, le bâtiment est aussi gigantesque qu'élégant. Une des Sept Merveilles du monde disparaît en une nuit. Le vacher est arrêté. Les autorités soupçonnent une ville concurrente de l'avoir payé pour commettre ce sacrilège. Sous la torture, le prisonnier finit par avouer avoir agi de sa propre initiative, dans le but de devenir célèbre. Fous de rage, les magistrats d'Éphèse le frappent d'oubli. Personne n'a plus le droit de prononcer le nom du vacher, sous peine de mort. Hélas, vingt ans plus tard, un historien le nomme dans un de ses textes. Ainsi, le nom du vacher qui voulait être immortel est parvenu jusqu'à nous. Je ne le nommerai pas ici.
Tu as soulevé le couvercle de ton cercueil. Tes doigts décharnés se sont frayés un chemin à travers la terre tassée depuis vingt ans. Tu as poussé ta pierre tombale avec impatience. Tel un phénix, tu t'es élevé dans le ciel de Bucarest. Tu as volé par-dessus les fleuves, les montagnes, les forêts et les villes. Tu es entré dans l'appartement de mon enfance, à Lausanne. Tu t'es installé dans le fauteuil vide de mon père. Tu m'as dévisagé. J'ai détesté le sentiment de supériorité qui envahissait ton regard.
Tu connais Watzlawick? Un psychothérapeute qui a publié en 1976 How Real is Real? Confusion, Disinformation, Communication. Pendant que tu organisais des spectacles incluant des milliers de figurants pour raconter une Roumanie où l'harmonie sociale régnait en maître, Watzlawick expliquait que la réalité n'existe pas en soi. Elle n'est que le fruit de malentendus, de désinformation et de problèmes de communication. Rarement quelqu'un aura aussi bien parlé de toi.
J'ai cru être libéré de toi. Je t'ai considéré comme une peau morte. Une espèce d'ogre qui m'a accompagné les vingt premières années de ma vie et que je laissais au bord du chemin.