Capucine mène la danse : Dentelles, cercueil et thé au jasmin

— À quoi bon faire une enquête de police, puisque votre époux est mort de sa belle mort ? Heu, je voulais dire…
— Que la cause du décès est naturelle, une chance pour la réputation de ce merveilleux palace, siffle-t-elle.
— Le diagnostic du médecin qui l’a examiné ne laisse planer aucun doute, Madame. Je tiens à votre disposition l’avis de décès qu’il a rédigé.

Elle claquait des dents, elle frissonnait, le corps couvert d’une sueur glacée, elle marchait au hasard sans savoir où aller ; la peur l’empêchait de réfléchir. Elle aurait pu se présenter dans un commissariat et y exposer sa détresse, elle n’y avait même pas songé. Elle était prostrée, aboulique. Elle s’égarait dans Paris, le fracas de la ville, de jour comme de nuit, la foule qui la bousculait avec indifférence la rendait à moitié folle. Elle s’affalait sur un banc, s’abrutissait de sommeil, se réveillait hébétée.

… depuis cinq ans qu’il travaille dans ce palace, l’homme en a vu défiler, des m’as-tu-vu, des radins, des snobinards, des agités du bocal, des loulous du showbiz travestis en punks cradingues et couverts de tatouages ou de faux sportifs vissés en permanence au bar, harnachés comme des marathoniens, une paire de Nike dernier cri aux pieds. Mais il peine à associer cette ivrognesse qui shlingue l’alcool à cinq mètres – quel dommage, une si belle fille -, à la veuve éplorée que l’aéropage de la direction au bord de la crise de nerfs se prépare à accueillir en priant le ciel pour qu’elle ne fasse pas un esclandre susceptible de provoquer la fermeture de l’établissement.

— Qui êtes-vous ?
— Le directeur du Grand Hôtel Baïaaz, au Pyla, Madame.
— Le Pyla ? gargouille-t-elle, perdue. Baudoin est à Bruxelles, et vous m’appelez du bassin d’Arcachon avec son iPhone ?
— Il est descendu chez nous, Madame.
Prise de court, elle ouvre la bouche, la referme, se raidit et d’un ton sec, ordonne à l’inconnu de lui passer son mari qui n’a aucune raison de séjourner à l’hôtel au Pyla puisque sa mère a hérité d’une petite villa à Taussat, sur la rive nord du Bassin.
Raclements de gorge contrits à l’autre bout de la ligne ; son interlocuteur se prétend au regret de ne pouvoir satisfaire sa requête. Elle explose :
— J’exige de lui parler, la plaisanterie a assez duré !
— Je ne plaisante pas, Monsieur Delsarte se trouve dans l’incapacité de vous répondre.

Elle trottine en nuisette pour lui ouvrir… et se fige embarrassée, devant un grand blond sexy en jean couture et tennis noires qui louche sur ses cuisses. Il s’ébroue, lisse le petit bouc en triangle qui orne son menton et se présente comme un huissier de justice venu lui remettre une mise en demeure émanant d’une banque.
Elle en reste muette. Elle n’arrive pas à croire que ce trentenaire au sourire craquant soit un vautour vendu aux puissances de l’argent. Puis elle bégaie qu’elle n’a contracté aucun emprunt.
Elle non, peut-être… Mais Baudoin Delsarte, si, énonce-t-il après un rapide coup d’œil à son pli.

L’entente physique, une aisance matérielle qu’elle apprécie après des années de galère et une belle adresse dans la partie la plus vivante du dix-septième arrondissement effacent les déconvenues d’un attelage bancal auquel elle s’accroche par peur de voir se rouvrir les failles mal colmatées d’un passé qui ne passe pas.

L’enthousiasme des premiers émois dissipé peu après les noces, elle avait compris que l’homme qu’elle idéalisait parce qu’en l’épousant il lui avait, sans le savoir, apporté une sécurité financière et affective qu’elle n’avait jamais eue, était en réalité un goujat égoïste dont il lui fallait museler les penchants sadiques par la ruse et une soumission feinte. En revanche, pour le sexe, elle n’est pas frustrée, elle le reconnaît volontiers.

Elle ouvre, se faufile dans le vestibule où Baudoin la toise, planté sur ses grandes cannes de serin, les bras croisés sur une veste en soie qui lui a coûté un fortune, ses yeux d’un bleu glacé étincelants de rage.
— Qu’est-ce que tu fous, t’as vu l’heure ? crache-t-il.
— Quoi ? Il n’est pas tard, j’ai juste…
— T’as juste oublié que le boss du Head Quarter Europe et son adjoint viennent dîner, imbécile !
Elle se mord les lèvres, ces agapes lui étaient sorties de la tête alors qu’il lui serine depuis des semaines une invitation qui devrait favoriser son accès à un poste dont elle a oublié le titre et le contenu : trop de jargon anglophone et de discours dithyrambiques sur le fleuron européen de la robotique dont il prétend être à quarante ans l’un des rouages essentiels, l’ont amenée à fermer les écoutilles dès que le flot sonore de ses projections de carrière se déverse.
Il enfonce des doigts durs comme de l’acier dans l’épaule de la jeune femme et braille :
— Alors dis-moi ce que tu as prévu de nous servir à table, hein ? Dis-le moi, idiote !
— Arrête, espèce de brute, tu me fais mal !

Au square des Batignolles, Capucine détache Gustave qui file vers son coin préféré, un lac miniature où barbotent des canards. Avec la complicité d’un vieux gardien débonnaire qui la cornaque et se rince l’œil le temps de sa promenade, Capucine laisse le chien folâtrer et se rouler tout son saoul sur les pelouses isolées, à l’écart des balançoires et des bacs à sable assaillis par des bambins qu’elle observe de loin, avec une pointe d’amertume.
Elle reste là à rêvasser un long moment, puis se décide. « Gustave, mon doux, on rentre ! » ordonne-t-elle.

Sur le boulevard, entre la place Blanche et le pont qui surplombe les voies de chemin de fer aboutissant à la gare Saint-Lazare, des hommes pressés de s’enfourner dans le métro après le travail ralentissent le pas pour détailler son minois en forme de cœur mangé par une grande bouche gourmande, sa silhouette ondulante de liane blonde, son buste généreux comprimé dans un boléro couvert de sequins dorés qui dénude le creux des seins et le nombril. Le mouvement langoureux de ses hanches, dans un short ajusté en cuir noir, provoque un discret sifflement, ici ou là, mais aucun des hommes qui la croisent ne se risque à l’aborder : la stature de son compagnon réfrène les ardeurs.