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Spécisme et Eugénisme
Racisme et Capitalisme
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La guerre éclate.
C'est le comble de la damnation puisqu'on est prêt à mourir pour se libérer d'une machine infernale.
Aujourd'hui, je suis le rouage de quelle machine ? Suis-je autre chose qu'un rouage ?
Laissons le questionnement se développer. Tiens ! Nous venons de passer du Je au Nous. Ce “nous” à la fois simple et complexe. Simple, quasi-substantiel, mobilisateur par magie, polarisé comme une machine. Complexe, recouvrant des motifs d'une diversité quasi-infinie, laissant ouvertes toutes les questions, et qui donne l'impression que les choses arrivent par hazard.
1952.
Franz Fanon décrit, dans «
Peau noire, masques blancs », un homme noir, qui, depuis 3 générations, « s'achemine par reptation » dans un monde eugéniste, raciste, colonialiste ; un homme qui pense à liquider les déterminations du passé, à devenir imprévisible, et être seulement son propre fondement.
Il entend bien les voix des poètes de la « Negritude », ou celles des jazz men&women. Elles sont en effet entraînantes, mais pas certaines, semble-t-il, de vouloir une lutte face à face pour l'auto-détermination.
Aujourd'hui, je me souviens quand les anciens évoquaient ce monde colonial. La guerre d'Algérie était terminée. Je ne devais évidemment rien savoir des atrocités de cette guerre, mais le peu qui filtrait me laissait deviner confusément. Il m'était seulement donné d'imaginer la beauté exotique des colonies. Des paradis terrestres pour les européens, un enfer pour “
les damnés de la terre”.
1961.La guerre a éclaté.
Franz Fanon s'adresse exclusivement à ces « damnés de la terre ». Celles et ceux à qui le régime colonialiste ne promettait même pas le ruissellement économique. Pas même un biscuit jeté au peuple, pour faire taire un début de révolte. Il suffisait de poster un gendarme ou un policier. Au nom de la très célèbre « violence légitime ». le colonialisme c'est « la tentation de compromis d'un monde sans hommes ».
Le livre que nous avons aujourd'hui entre les mains, n'était pas destiné aux européens, mais uniquement à celles et ceux qui étaient engagés dans les luttes pour l'indépendance et la décolonisation. Seule la préface de
Sartre s'adresse aux européens, en leur révélant la pensée de Fanon.
Aujourd'hui, où en sommes nous de l'eugénisme, ou plus généralement des politiques de régulation des populations, des bio-politiques ? Un conseiller des grands patrons de l'industrie - ca pourrait être n'importe lequel - un chantre décomplexé du capitalisme, associe la sobriété d'actualité avec ses propres fantasmes purificatoires. Écoutons le attentivement : Les prisonniers deviendraient des bouches à nourrir, inutiles. Les personnes âgées de +65 ans devraient se faire interdire toute greffe médicale.
1961.Le « nous » des colonisés a pris une nouvelle allure, en particulier en Algérie. Il affirme maintenant : c'est eux ou c'est nous ! Mais ce « nous », simple en apparence, qu'on nommerait simplement instinct de survie, reste toujours complexe en réalité. « 0 mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge! ».
Rien ne va de soi, ni dans le moment de la lutte armée, ni dans la perspective post-coloniale. Déjà, sur une question d'échelle territoriale, le « nous » s'éparpille, il mute.
A tous les combattants pour l'indépendance, ce livre est un manuel pour éveiller « la conscience nationale », ou disons, plus précisément, pour comprendre les enjeux politiques et lutter efficacement pour la décolonisation.
Aujourd'hui, l'éditeur, dans sa préface, se trouve face à un problème de conscience assez commun. C'est qu'après avoir publié ce livre, il ne faudrait pas donner l'impression d'une “incitation à la criminalité”.
Or, ce que Fanon et
Sartre font ensemble, c'est précisément mettre à nue la violence.
Il est donc dramatique de voir l'éditeur se débarrasser du problème en dressant simplement une ligne manichéenne entre Fanon et
Sartre. Ce faisant, il rejoint une opinion commune déjà habituée à condamner
Sartre, en tronquant ses textes tout en faisant semblant de ne pas comprendre . C'est de bonne guerre et de mauvaise foi. Mais quelle est cette opinion commune, sinon celle qu'on retrouve prompte à innocenter la “violence légitime” étatique ?
Lire Fanon puis
Sartre est la seule manière de se faire sa propre opinion. Dans cet ordre, la préface après le texte, je ne vois pas l'une excédant l'autre. Ensemble, ils débordent les déterminismes.
Nous sommes condamnés à être libre, et c'est un rapport charnel. Les personnes ne seront jamais domestiquées. Les muscles bandés, elles vous sauteront à la gorge à la première occasion, dans tous les sens possibles.
Au premier temps de la révolte, le paysan qui prenait un fusil pour tuer un européen, faisait mourir la machine coloniale pour faire vivre l'homme. Cette violence irrépressible, “c'est l'homme se recombinant”. *
1961.Dans une perspective post-coloniale, le « nous », citoyens nationaux des anciens pays colonisés, devait être surpris, en voyant la bourgeoisie nationale prendre pratiquement la place des européens pour continuer l'exploitation du peuple. de même, il devait paraître étonnant de voir un parti nationaliste servir cette bourgeoisie nationale plutôt que se tourner vers le peuple. Dans les pays colonisés, Fanon observe la lâcheté des partis nationalistes au moment du combat, puis leur inévitable évolution vers le chauvinisme et le racisme envers leurs voisins africains.
Aujourd'hui, il est tout aussi choquant d'entendre les partis nationalistes qualifier de « crises épileptiques » les grands mouvements syndicaux et les manifestations populaires de ces dernières années. Lâcheté, racisme et compromissions, on retrouve le tableau décrit par Fanon.
1961.Fanon était psychiatre à l'hôpital de Blida en Algérie, avant de se déterminer à lutter politiquement pour l'auto-determination des peuples colonisés.
En lien direct avec les atrocités commises pendant la guerre, sa description des cas psychiatriques est absolument glaçante - comme une répétition de « La colonie pénitentiaire » de Kafka.
Que dire, sinon que les remèdes réellement efficaces étaient avant tout politiques?
Aujourd'hui, certains médecins ont la main leste pour prescrire des anti-psychotiques à une grande partie des résidents en Ehpad. Comment faire autrement pour calmer les résidents, demande le.la médecin?
Allons plus loin : à quand le moment où les biopolitiques néolibérales, prescriront massivement du risperdal aux manifestants, bonnets rouges, gilets jaunes, wokes, etc… sans oublier les agriculteurs ?
Sérieusement, le “nous”, pour Fanon, ne devait être que le peuple exprimant ses problèmes et ses aspirations, gouverné par le peuple proposant et expérimentant les solutions, sans intermédiaire.
Il est vrai que ce ne sont que des mots, mais qui ne se réduisent pas à prescrire ou décrire. le style de Fanon entre l'impeccable et le sensitif, cette vibration subtile, fait que le discours produit un questionnement intense en le lisant.
* (
Sartre dans la préface) Cette violence irrépressible, Fanon le montre parfaitement, n'est pas une absurde tempête ni la résurrection d'instincts sauvages ni même un effet du ressentiment: c'est l'homme lui-même se recomposant.