Je suis Jenny, la petite du quatrième. C’est ainsi qu’on m’appelle dans les cages à poules qui me servent d’habitation. Je suis celle qui marche les yeux rivés au sol, celle qu’on ne voit pas, celle qu’on n’entend pas, la femme invisible.
Mais cette Jenny-là est morte aujourd’hui. Un bonheur terrible a fondu sur moi !
C’est pour ça que je cours à n’en plus pouvoir, loin de mon immeuble, vers les quartiers où on ne me connaît pas, parce que en me voyant échevelée de bonheur, ceux de chez moi diraient que je suis devenue
folle et ça, je ne le veux pas. Comment pourraient-ils comprendre ce miracle ?
Dans ma tête, pourtant, c’est si simple.
Il m’a parlé.
J’ai eu si peur quand je l’ai aperçu en bas de l’escalier avec sa silhouette massive et son regard un peu triste.
Pour les études, elle se débrouille. Je ne sais pas comment elle fait. Elle a une bonne tête malgré qu’elle soit dans la lune la plupart du temps. Je connais le refrain. Tout le monde me le répète : c’est l’âge ingrat, il faut de la patience et toutes ces balivernes, mais ça ne
change rien. On tourne en rond. Est-ce nous qui l’avons trop protégée ? Je n’en sais rien. C’est vrai qu’elle a toujours été si frêle qu’on avait peur qu’elle se casse. Il est trop tard maintenant pour faire quoi que ce soit, en tout cas
pour nous !
Lui, c’est un dingue de musique et quand je dis dingue, je
n’exagère pas. Ça veut dire qu’il est capable de rester allongé sur son lit pendant des heures, le casque sur les oreilles, complètement absent au monde.
Au nôtre, en tout cas. Quand il en émerge, il a un drôle d’air, je n’invente pas, c’est comme s’il débarquait d’un univers paradisiaque et qu’il nous
découvrait, nous si médiocres, si quelconques.
Chaque créature de Dieu possède un talent pour vivre, aussi
incroyable que ça paraisse… Et tout spécialement les paumés, les dingues, les
mythomanes, les angoissés, les dépressifs, les égomaniaques et les suicidaires,
vois-tu… Parce qu’ils possèdent le talent de la vie à trop haute dose et qu’ils
ne savent pas le maîtriser et que ça se retourne contre eux.
Sébastien Raizer.
Si je continuais à me rendre tous les jours à mon boulot, c’était simplement parce que cela constituait une perspective moins
pénible que de ressasser indéfiniment mon passé entre quatre murs. Aucun des objectifs qui faisaient vibrer mes collègues, le scoop ou l’enquête habilement
menée qui allait conférer à mon savoir-faire une plus-value, ne faisait écho en moi.