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Critique de jlvlivres


« Dans la Gueule du Loup » (2016, Piranha, 302 p.), d'Adam Foulds, est un livre surprenant, qui déroute tout d'abord mais qui par la suite se révèle fort bien écrit et traduit par Antoine Cazé. En somme une très bonne lecture.
Déroutant car dès les 16 pages du Prologue, on est un peu perdu. Tout commence en 1926 par une histoire de berger, Angilù, qui se fait voler ses moutons, et qui va se plaindre à son voleur, le mafieux Ciro Albanese, au détriment du véritable propriétaire, le prince Adriano (prince de quoi ?). Bon, des moutons, la gueule du loup, on n'est pas beaucoup perdu. Sauf que dès la première partie, on est embarqué (ou plutôt débarqué) en Afrique du Nord en 1942, avec Ray Marfione, un GI d'origine italienne, et ses compagnons de section, ainsi que Will Walker, anglais pur sucre, officier de sécurité (comprendre chargé des relations avec le pouvoir en place). Seconde partie, on est en Sicile en 1943, là on a de la chance, on retrouve nos moutons. Les liens, qu'ils soient géographiques ou historiques, qui permettraient de resituer le décor manquent un peu et n'ajoutent pas à la compréhension du scénario.
En fait, il ne s'agit pas du tout d'une histoire de moutons, ni de loup, ni même des trois petits cochons (c'est bien dommage), mais une grande saga sur le Bien et le Mal (avec des majuscules) dans deux contextes différents. Ray et Will d'un coté, en Afrique du Nord et Angilù et Ciro en Sicile. Avec cependant quelquefois des passages quelque peu conventionnels. Comme l'attitude de ces français, vhichysistes pour sûr, et lâches, prêts à dénoncer tout et son contraire (mais surtout ses voisins). (Il est vrai que cela a été l'attitude de beaucoup de personnes, parties en Afrique du Nord pour fuir les restrictions, plutôt que les Allemands). le journal de Gide (entre mai 42 et mai 43 à Tunis, après un exil doré sur la Cote d'Azur) est assez illustratif de cette ambiance (hormis les exactions contre les juifs). En fait il était bien commode d'être plutôt pro-Vichy au début, puis gaulliste de la onzième heure, quand le vent a tourné. L'attitude de l'amiral Darlan, finalement assassiné à Alger en 42, puis celle de Giraud illustre l'ambiguïté de l'époque. (Il est dommage que le livre ne fasse pas un rappel sur ces faits). Il est aussi certain qu'il n'existe que peu d'auteurs qui traitent de cette époque dans « l'Empire colonial français » (ou ce qui en restait plus tard). Je n'ai pas regardé les productions tunisiennes sur cette époque. Il faut reconnaitre que la suite du régime du bey débouche directement sur la prise du pouvoir par le Néo-Destour, le parti de Habib Bourguiba. Ce dernier essaye, juste avant la capitulation, d'échapper à la fois aux Allemands et aux Français. Après l'indépendance en 56, l'instauration du parti unique ne facilite pas les prises de position sur cette époque.
Idem aussi pour cette surprenante rencontre entre Will et le bey. On devine qu'il s'agit du Bey de Tunis, soit Moncef Bey (là encore quelques notes explicatives seraient les bienvenues). Il n'est nullement avéré que le bey ait fait ses études à Oxford (le précédent bey, son cousin, ne parlait déjà pas français). le tout est quelque peu vu sous un point de vue très anglo-anglais. C'est un peu le reproche principal que je ferais au livre (mais est-ce, pour les avoir pas mal pratiqué, mon anglophobie primaire ?). Il faut lire à ce propos l'excellent « le Complexe d'Eden Bellwether » de Benjamin Wood (2014, Zulma, 500 p.) qui décrit très bien le milieu très fermé d'Oxbridge. On est confronté à ce même problème anglo-anglais en Sicile, où je ne suis pas certain qu'il y ait eu une vraie collaboration entre anglais et américains pour la remise en état de l'ile (voir plus loin l'implication de la Mafia). Introduire l'anglais Will Walker dans ce chaudron me parait pour le moins osé.
On retrouve tous ces personnages, y compris Angilù et Ciro dans la partie suivante, concernant la Sicile. C'est la partie la plus longue du livre, environ la moitié. Mais on a l'impression que tout se dilue, avec une histoire un peu à l'eau de rose entre Ray et Luisa, la fille du prince Adriano. On meurt beaucoup dans cette partie, cela permet aussi d'abréger le livre, surtout dans les dernières pages. le message sur la lutte entre le Bien et le Mal se termine faute d'antagonistes. Ray terminera t'il son cinéma personnel ? Will sera-t-il le Lawrence d'Arabie, comme le suggère le quatrième de couverture (en tout cas je n'ai pas vu les méharées). La « trajectoire impitoyable de la violence » et l'écriture au « réalisme terrifiant », elles aussi citées par l'éditeur, me laissent pantois.
Le livre met en lumière des faces cachées de la tactique des Alliés, c'est vrai. L'utilisation d'émigrés, plus ou moins mafieux (Cosa Nostra ou ‘Ndrangheta), ou au passé américain plus que trouble (le bon vieux temps de la prohibition et des marchés parallèles florissants) était connue. Il n'y a qu'a lire « Lucky Luciano, le Testament » de Martin Gosh et Richard Hammera (1974, La Manufacture de livres, 512 p.). Collaboration des différentes « familles » au débarquement en Sicile et installation des chefs mafieux à la tête des villages pour contenir l'avancée communiste, cela était connu. Que les forces du Bien aient utilisé celles du Mal (et ensuite ne se soient pas plus préoccupé) rappelle étrangement ce qui s'est passé récemment en Irak ou en Lybie. Il serait intéressant de connaître la situation en France après le débarquement en 44, mais c'est peut être ouvrir une boite de Pandore. Il est plus surprenant de voir dans ces tentatives de moralisation, après la mise hors d'état des fascistes, la récupération de la mise par des clans à la culture tout autant dirigiste (comme c'est bien dit…..). de ce point de vue, un récent article de Sophie Benech, traductrice de Iouri Bouïda , de Boris Pasternak, de Varlam Chalamov (entre autres), sur le blog de « La République des Livres » qui remet en cause le soi-disant aveuglement des auteurs russes vis-à-vis de Staline, est éloquent. La littérature savait et disait, encore fallait-il lire. Je ne suis pas sûr que le livre d'Adam Foulds ait atteint cette épaisseur, si c'était effectivement son propos.

Ceci dit le livre est très bien écrit et se lit facilement. le prologue est d'une réelle poésie, tout comme certains passages, bizarrement souvent liés à Angilù (celui où avec sa mule, il part rencontrer les anglais). Quelques spécificités typographiques, tel le chapitre 18, quand Ray est soudain confronté à la réalité de la guerre

Par contre, les clichés sont nombreux. Je n'en veux pour exemple que la scène dans laquelle les enfants siciliens accueillent les soldats, ou bien les scènes de violence guerrière (le morceau de jambe dans sa botte, ou la mâchoire qui volent vers Ray). Au total, je reste réservé sur le livre. C'est bien écrit, mais….
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