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Critique de fbalestas


Prenez une Américaine disposant d'une confortable fortune, et qui souhaite « connaître le monde ».
Baptisez-là Mattina.
Expédiez-là en Nouvelle Zélande, pour qu'elle découvre « la vraie vie » ou « les vrais gens », dans une petite ville, à Puamahara, qui a vu naître la légende maorie de la « Fleur du Souvenir. » Faites-la résider rue Kowhai, d'où elle pourra rencontrer ses voisins pendant deux mois.

Il y a l'accordeur de piano, sa femme et leur fille autiste, il y a le veuf qui tend sa pelouse, il y a le dépanneur informatique qui teste de simulateurs de vol chez lui, l'ancien prisonnier de la guerre qui se croit encore toujours dans les camps, et il y a enfin une femme qui se dit écrivain mais surtout « impostrice ». Toutes ces personnes ne sont plus toutes jeunes – et c'est une caractéristique qui aura son importance pour la suite.
Et des fleurs. Beaucoup de végétation dans ce petit village de Nouvelle Zélande, où le jardinage semble être un passe-temps très commun.
Et des souvenirs ? Que signifie cette légende de la « Fleur du souvenir » dont on voit les pancartes un peu partout ? Un simple « attrape-touriste », piège dans lequel Mattina serait tombée ?

Pas si simple.
Derrière la vie d'un quartier dans les années 70 dans une province qui se modernise peu à peu, derrière les façades propres et coquètes il ne se passe pas grand-chose. Tout cela ne serait sans doute que très banal – la vie paisible d'une rue d'une petite ville de Nouvelle-Zélande – si l'autrice n'introduisait pas à partir de la page 220 un élément insolite : « l'Etoile de la gravité ». Cet astre fictif, distant d'environ 7 Milliards de kilomètres, provoque des effets étranges dont la désintégration du langage.

Commence alors une partie étrange, onirique, fantastique, avec la présence de cette étoile qui « oeuvre à la transformation de l'être, de la pensée, et du langage ».
Mattina va vivre alors une nuit de cauchemar, où tous les habitants de la rue vont se mettre à crier, à vociférer, à pousser des sons primitifs, une sorte de cri primal de ceux qui n'ont jamais connu ou prononcé de mots, mais dont l'urgence de communiquer se traduit par un mélange de syllabes isolées, de voyelles et de consonnes. Science-fiction ? Mauvais rêve ? Fable ?

Il se met à pleuvoir. Mais ces « gouttes de pluie » sont constituées d'apostrophes, de notes de musique, de lettres d'alphabet de toutes les langues.
Et le lendemain tous les habitants ont disparu : un véritable cataclysme s'est produit pendant la nuit. Des brancardiers viennent chercher les corps, tandis que Mattina se cache pour ne pas se faire emporter elle aussi.
Ne s'agirait-il pas plutôt d'un cauchemar nocturne ? le petit tas de lettres retrouvées le lendemain dans sa maison semble prouver que non. Et ce qui surprend le plus Mattina, c'est que cela ne semble étonner personne dans la ville, et qu'on oublie très vite qui avait habité là pendant des années. Une sorte de chape de plomb d'étouffement et d'oubli tombe sur la ville, comme s'il fallait effacer cet évènement incompréhensible - un déni qui a un caractère insupportable pour notre Américaine. Mattina se trouve donc dans l'obligation de racheter toutes les maisons de la rue, puisque celles-ci sont devenues mystérieusement à vendre, du jour au lendemain.

S'ensuit alors un long passage où Mattina évoque la rencontre avec son mari Jack, alors auréolé de la gloire d'un premier roman, la naissance de leur fils John Henry 8 ans plus tard, et surtout l'impuissance de Jack à écrire un second roman, malgré les conditions luxueuses que lui fournit son épouse. Ce voyage lointain n'aurait-il pas pour objet de la rapprocher de son mari, paradoxalement ?

« Si loin, si proche » semble être la devise de cette mystérieuse étoile qui bouscule tous les repères classiques. Et pendant ces deux mois à Puamahara, Jack semble avoir trouvé l'inspiration pour ce fameux second roman qu'il n'arrive pas à écrire, trente ans après le premier succès, comme semble l'annoncer le télégramme qu'il fait parvenir à sa femme.

Et Mattina rentre aux Etats-Unis où rien ne se passe comme prévu.
Ce n'est pas Jack, mais leur fils John Henry qui va publier un livre (le télégramme adressé était effectivement équivoque). Et puis elle est malade. Gravement.
Il y a de très belles pages lorsqu'elle retrouve son mari Jack, qu'elle lui raconte la rue de Puamahara, et qu'elle lui fait jurer d'y aller lui aussi après sa mort.
Ce qu'il fera, puisque Mattina ne tardera pas à partir au milieu des siens.

J'avoue que j'ai une affection toute particulière pour Janet Frame, poète et écrivaine néo-zélandaise, née en 1924, et connue essentiellement pour son roman « Un ange à ma table » qui a eu une forte influence sur moi. Son histoire personnelle est connue aussi, puisque son roman, en partie biographique, a fait l'objet d'une adaptation au cinéma par Jane Campion pour un film avec le même titre. Issue d'une famille ouvrière de cinq enfants, elle se passionne très tôt pour la littérature, qu'elle étudie, et veut devenir « poète». Diagnostiquée schizophrène, elle échappera de justesse à une lobotomie du cerveau, sauvée par une première publication d'un premier recueil de nouvelle couronnée d'un prix littéraire.

Paru en 1988 en Nouvelle-Zélande mais tout juste traduit en français, onzième livre écrit par Janet Frame, « Les Carpates » traitent du thème du langage, des risques de disparition ou de transformation – intuition de l'avènement de l'ère de la communication et de la langue de bois – mais aussi de l'importance de la trace, du souvenir, de l'écriture pour lutter contre l'oubli – ce n'est pas un hasard si les habitants de la rue étaient tous plutôt âgés.

L'observation de la rue Puamahara a un petit côté « La vie mode d'emploi » de Georges Pérec. Mais la partie fantastique m'a laissée un peu perplexe. Il faut sans doute l'entendre au sens métaphorique, comme semble l'indiquer aussi la préface de Pierre Furlan.
Mais pourquoi ce titre des « Carpates » qui semble si mal convenir à ce récit énigmatique ? Peut-être par référence à ce qui est le plus éloigné de nous (puisque la distance entre la Nouvelle Zélande et les Carpates est sans doute l'une des plus grandes, à l'autre bout de la planète).

Je remercie Masse Critique de m'avoir adressé ce roman que l'ai lu avec avidité.

Roman mystérieux mais pas dénué de charme, « Les Carpates » relève à la fois de l'utopie, du message philosophique (l'oubli et le déni signifient rien de moins que la perte de l'humanité) et de l'idée qu'il faut parfois quitter un lieu ou des personnes pour mieux, à distance, les cerner.
Récit fabuleux ou métaphore, au fond peu importe, l'écriture de Janet Frame perdure bien après qu'on ait refermé la dernière page.

Lien : http://versionlibreorg.blogs..
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