Alors je me suis aperçu, sur un miroir grand comme un écran de home cinéma. Je me suis vu dans leur regard, dans le vôtre. Hirsute. [...]
Faber, quel est ton rôle, ta fonction ? Mal de tête. Faudrait que je me gratte du miroir pour me faire disparaître, comme la pellicule argentée sur les tickets de loterie.
Faber - Le destructeur - Tristan Garcia
Nous étions des enfants de la classe moyenne d’un pays moyen d’Occident, deux générations après une guerre gagnée, une génération après une révolution ratée. Nous n’étions ni pauvres ni riches, nous ne regrettions pas l’aristocratie, nous ne rêvions d’aucune utopie et la démocratie nous était devenue égale. Nos parents avaient travaillé, mais jamais ailleurs que dans des bureaux, des écoles, des postes, des hôpitaux, des administrations. Nos pères ne portaient ni blouse ni cravate, nos mères ni tablier ni tailleur.
Nous avions été éduqués et formés par les livres, les films, les chansons — par la promesse de devenir des individus. Je crois que nous étions en droit d’attendre une vie différente. Nous avons fait des études — un peu, suffisamment, trop —, nous avons appris à respecter l’art et les artistes, à aimer entreprendre pour créer du neuf, mais aussi à rêver, à nous promener, à apprécier le temps libre, à croire que nous pourrions tous devenir des génies, méprisant la bêtise, détestant comme il se doit la dictature et l’ordre établi. Mais pour gagner de quoi vivre comme tout le monde, une fois adultes, nous avons compris qu’il ne serait jamais question que de prendre la file et de travailler. A ce moment-là, c’était la crise économique et on ne trouvait plus d’emploi, ou bien c’était du travail au rabais. Nous avons souffert la société comme une promesse deux fois déçue. Certains s’y sont faits, d’autres ne sont jamais parvenus à le supporter. Il y a eu en eux une guerre contre tout l’univers qui leur avait laissé entr’apercevoir la vraie vie, la possibilité d’être quelqu’un et qui avait sonné, après l’adolescence, la fin de la récréation des classes moyennes.
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Comme des montres sans cadran, une rangée d'éoliennes donne l'heure du vent, au loin.
L'âge fait toute la différence, il sépare les hommes comme le font les genres, les classes et les cultures ; mais il ne coupe pas seulement les individus les uns des autres, il écarte chaque individu de lui-même d'année en année.
Comme des montres sans cadran, une rangée d'éoliennes donne l'heure du vent, au loin.
Mais je vois bien que ce type de tentative qui consiste à faire incarner à Faber l'inconscient de toute une société tournera au ridicule. S'il relève du symptôme, c'est bien de celui d'une vérité psychologique élémentaire : il était la mauvaise conscience et le refus de grandir d'une poignée d'adolescents. A vrai dire, c'en est presque décevant.
Et s'il existe une vie après la mort, ce ne peut être qu'une biblioyhèque de récits - la plupart plongeant dans l'obscurité et l'oubli, certains brillant plus longtemps que d'autres, mais disparaissant tout de même trop tard. Comme une âme n'est rien d'autre qu'une mémoire racontée, et que tout ce dont nous nous souvenons est destiné à être oublié, toutes les âmes sont mortelles.
J'ai compris que j'étais un provincial et que je le resterais probablement. Cela signifiait que je n'étais né qu'à moitié, que j'étais déjà mort pour partie. Je me sentais engourdi, paralysé d'un côté. Cette vie mêlée de non-vie était mon destin. Et ce destin médiocre, je l'aimais bien. Puis j'ai regardé Faber. J'ai su qu'il ne reconnaîtrait jamais ces vérités plates, décevantes et paisibles. Celles qui nous font admettre qu'il existe un réel hors de portée de notre volonté. Le fil du temps. Le quotidien, l'ordinaire. Les occasions réussies, les occasions ratées. Un peu de la tombe dans notre berceau. L'idée que ce qu'on attend n'arrivera jamais vraiment. Le sentiment que nous ne sommes la capitale de rien, simplement la province d'un royaume que nous ne connaîtrons jamais.
Je n’ai pas le sens de l’orientation ; je ne saurais même pas dessiner la forme approximative de mon trajet.
Un de ses copains en noir a cité quelqu’un, il ne savait plus très bien qui: « Le pouvoir, ça corrompt les hommes ». « Peut-être pas », a souri Faber, « peut-être que ce sont les hommes qui corrompent le pouvoir. »