L'aube se leva, terreuse, sur la Loire couleur de boue. A perte de vue, elle charriait les moutons d'écume, d'une pâleur sale sur la teinte plus lourde des eaux. Le ciel semblait refléter la Loire, boueux comme elle, engluant à ses nuées la clarté pauvre qui sourdait d'en haut. Le vent soufflait toujours: on le voyait accourir de loin, par grandes risées venues du sud-ouest. Elles chassaient les moutons devant elles, les culbutaient en houle confuse de troupeau, éparpillaient autour d'eux de laineux flocons d'écume. Et la pluie qui tombait les criblait de ses gouttes, y creusait comme des trous d'éponge, les faisait enfin s'écrouler, mollement, sur l'eau pesante.
La Loire est sauvage, sauvagement libre. Elle se garde et brise toute contrainte d'où qu'elle vienne : malheur aux hommes s'ils ont osé la contraindre !
Il aperçut au milieu du viaduc une travée nouvellement reconstruite, dont la maçonnerie neuve tranchait crûment sur celle des autres. Alors un lueur joyeuse glissa dans ses prunelles, et, regardant la Loire avec un sourire complice : "Tu l'as quand même fichu en bas, hein, leur pont."
Le père aimait bien vivre là, à cause des deux fenêtres qui regardent la Loire. Il disait que parfois il croyait être sur un grand navire, et voyager très loin, dans des pays inconnus.
J'ai vu Pitaine, autant dire sous mes yeux, une année qu'il avait barré à cent mètres de ma maison, sortir de la Loire, en quinze jours, six tonnes de saumon d'hiver. Je dis bien six mille kilos.
Cette bonne terre est chaude et vivante. Elle me protège du gel, mieux que ne le font les pierres de vos murs, les pierres mortes qui sont le squelette de la terre.