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Critique de Lamifranz


Giono est un écrivain parfois difficile à définir : on connait bien l'auteur de romans, on connait bien l'auteur d'essais, mais entre ces deux genres il crée une entité nouvelle qui tient un peu des deux et (comme toute l'oeuvre, d'ailleurs) est empreinte d'une grande poésie.
« Pour saluer Melville » fait partie de ces oeuvres inclassables. Entre 1936 et 1939, Giono avait entrepris, avec son ami Lucien Jacques, de faire la traduction de « Moby Dick », le chef-d'oeuvre d'Herman Melville. Ce « compagnon étranger » suivait l'écrivain depuis longtemps déjà : « Je l'emportais régulièrement avec moi dans mes courses à travers les collines ». Dans la foulée, il décide d'écrire une biographie de l'auteur. Henri Godard, qui présente l'ouvrage dans l'édition de la Pléiade, cerne bien le problème : « C'est qu'en réalité, malgré un effort non négligeable de documentation, l'entreprise échappe vite au genre des biographies, fussent-elles « romancées » ; l'imagination de Giono ne se laisse pas longtemps tenir en bride. Partant cette fois de faits authentiques attestés par les documents, elle a bientôt reconquis tous ses droits, y compris celui d'inventer, si bien que, tout en restant en profondeur fidèle à l'esprit de Melville, « Pour saluer Melville » est moins en définitive une biographie qu'un roman de Giono dont le héros se nomme Herman Melville ».
D'ailleurs le lecteur ne peut échapper à ce constat : « Pour saluer Melville » est un long poème en prose, qui raconte de façon romancée la vie d'un grand écrivain. C'est même encore plus réductif, puisque Giono, dans sa correspondance, traite cette oeuvre « d'histoire d'amour ». Mais pas n'importe quelle histoire d'amour : celle d'Herman Melville et Adelina White est, par sa soudaineté et son intensité, de celles qui marquent une vie ; et, de fait, toute la vie de Melville porte l'empreinte de cette rencontre. Giono, lui, en a raconté des « histoires d'amour » de cette sorte (Albin et Angèle, dans « Un de Baumugnes », Antonio et Clara dans « le Chant du monde » et bien d'autres), mais aucun roman n'est à ce point dominé par ce seul sentiment, l'amour entre un homme et une femme.
Et la preuve que Giono transcende la biographie c'est que cet épisode qui ne dure qu'un an dans la vie (reconstituée) de Melville, notre ami Jean en fait la clef de voûte de toute sa vie. Adelina White (la même couleur que la baleine, étonnant, non ?) donnera à Herman Melville l'élan suffisant pour se lancer dans l'odyssée du Pequod. L'imagination complétant allègrement les documents existants – voire l'absence de documents, et le langage lui donnant une dimension poétique qui ne fait qu'augmenter le plaisir de la lecture :
« Voilà pour le coeur. Maintenant, pour la tête, c'est une autre affaire. La tête parle. le coeur, remarquez-le, ne dit rien. Il est là, dans la poitrine, comme une petite paire de galoches, et je te claque, et je te claque, et je te claque sur une route où il va sans rien dire. La tête ne va nulle part ; elle est plantée là et discute le coup sans arrêt ».
L'intérêt de ce « roman biographique » est donc multiple : sans jamais trahir l'esprit du romancier américain (tel qu'il a pu l'analyser en le traduisant), Giono écrit du Giono, avec son style à la fois réaliste et métaphorique, qui annonce d'autres oeuvres : la rencontre d'Herman et Adelina annonce celle d'Angelo et Pauline dans « le Hussard sur le toit ».
Ce texte très court se laisse déguster avec délectation : les mots du poète français, qui se veulent l'écho de ceux du poète américain, rejoignent ces derniers par-delà les océans : c'est de cette communion entre deux grands écrivains que naît ce petit bijou.



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