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Critique de Alzie


Automne 1951. Giono sa femme Élise et un couple d'amis quittent Manosque pour l'Italie, via le Haut-Briançonnais, en 4CV décapotable. Les quatre comparses ont tourné le dos à la Côte d'Azur. Giono explique avec une pointe de méchanceté (la seule) qu'ils évitent les « kilomètres de femmes à poil en train de se faire sécher » (p. 13). L'esprit du voyage est formulé à Brescia : « Est-il besoin de dire que je ne suis pas venu ici pour connaître l'Italie mais pour être heureux » (p.54) et la manière de le faire, énoncée un peu plus loin : « Or, j'ai le temps ; tout mon plaisir est dans le temps que je perds » (p. 56). Un voyage de proximité géographique autant dire de voisinage et même un peu des vacances italiennes. Des liens généalogiques étroits sont évoqués au début, affectifs voire sentimentaux, qui lient Giono au Piémont (par un grand-père paternel idealisé en carbonaro). Avant le poste douanier du Mont-Genèvre on devine que le parcours sera libre et sans contraintes. le paysage alpestre omniprésent offre les premières superbes évocations et ceux qui suivent suggèrent en filigrane la poésie de Virgile et les lumières italiennes de Poussin.

Giono sera aussi au gré des régions traversées et des bifurcations opérées le passeur d'une histoire italienne locale colorée périphérique, pêle-mêle d'anecdotes militaires et d'aventures, légères, hautes en couleurs, épicées, glanées au fil de ses lectures. Voyage rempli de parenthèses (une friture exécrable à Peschiera) et d'à-côtés comiques (négociations serrées autour du prix des chambres matrimoniales à Padoue). Pendant tout le voyage, des flashes (de la Guerre 14), des souvenirs (épisode savoureux d'une improbable "leçon d'italianisme" à André Gide pétrifié devant un ami bergamasque avaleur de grenouilles vivantes), de fines notations, ses visions de curés en vespas, ses instants inspirés. Âmes multiples de Giono réunies en une seule dans ce carnet épicurien, dans les récits d'un conteur qui égrène en dosant savamment affabulation et réalité alors que Piémont, Lombardie, Romagne, Toscane et Vénétie défilent et que s'enchaînent les tête-à-tête tantôt avec son aïeul fantasmé en « carbonaro » sympathique, tantôt avec l'intrépide Angelo Pardi prompt cavalier débarquant sans coup férir à Turin, puis à Milan et au fil de la route incitant sans cesse son créateur à lui concocter d'autres errances.

Hommage de Giono à la patrie des arts. Belle nuit et jour. Non en professant sur la peinture dont il dit ne rien connaître mais en repensant à Machiavel qu'il "fréquente" de longue date ou en questionnant l'esthétique et les canons de la beauté à l'approche des raffineries de Mestre au-dessus du paysage lagunaire, à propos du noir vénitien sublimé sous un soleil écrasant, ou devant le monument aux morts de Bologne "horrible mais parfait" (p. 163). Giono ne commente aucune oeuvre il fait regarder autrement celles qu'il côtoie in situ (l'architecture et la sculpture en particulier). Déambuler en solitaire dans le silence matinal de Brescia, celui de secrètes venelles vénitiennes, apprécier une lumière de fin de soirée Place della Valle de Prato (Padoue). Découvrir aussi de miraculeux petits cafés car l'impie italophile est subjugué par le maniement des percolateurs. Et encore déclarer sans ambages à Milan : « Ce Duomo ne vaut pas un pet de lapin » (p. 35), voilà son affaire. Les fresques de Giotto (qu'il admire) passent après Stendhal(Padoue), la foire aux chevaux et la princesse de Trébizonde avant Juliette et Roméo (Vérone). Pas de photo avec des pigeons place Saint-Marc ni de gondoles à Venise (où il ne voulait pas aller), mais une conversation avec le garçon de café à la terrasse du Florian après fermeture oui.

Le décor shakespearien de la ville haute de Bergame l'inspire nuitamment, "Un endroit rêvé pour mon hussard", et à Brescia :  « Nous circulons dans un opéra à l'heure où le tyran perpètre ses mauvais coups ». Partout où il passe l'observateur décontracté s'adonne au subtil décryptage des multiples affects et passions, localement singulières, complices de son génie romanesque et de l'émoustillement créatif qui l'a saisi à Turin ; Giono se délecte d'un art de la théâtralisation propre aux Italiens ses semblables auxquels l'architecture de chaque ville (Turin, Milan, Bergame, Brescia, Vérone, Padoue, Venise, Ferrare ou Florence) donne une raison d'exercer leur talent dans des décors d'arcades, de statues, de loggias, de places ou d'édifices somptueux, propices aux égarements en tout genre. Avec Giono l'Italie est un immense théâtre à ciel ouvert. C'est également en notant le goût des Italiens pour le vêtement et l'art du travestissement (Venise) et la grâce des italiennes qu'il célèbre un art de vivre qu'il partage. « Leur habileté à jouir sans mesure et sans faire appel à une divinité quelconque", l'exquise convivialité des terrasses de cafés s'apparente à une science raffinée dont il livre les clés. A Brescia les mots portent tout l'accent du livre : « Me voilà disposé à trouver tout beau » et encore : « C'est un endroit où on attrape le bonheur » (p. 56). L'allégresse affichée est contrôlée, le païen comble sans emphase. Ce voyage en Italie hors des standards culturels artistiques ou touristiques habituels est à faire et refaire sans modération pour son texte généreux, foisonnant, inépuisable et pour son auteur en infatigable amoureux.
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