Et pourtant elle n'arrivait pas à le quitter. Elle dépendait de lui désormais, elle s'y était attachée avec l'obstination qui caractérise l'attachement à ce qui est douloureux.
Ils avaient traversés les années en apnée, lui, refusant le monde elle, se sentant refusée par le monde, et ils s'étaient aperçus que celà ne faisait pas beaucoup de différence.
Ils parlaient peu mais passaient leur temps ensemble, chacun concentré sur son propre gouffre, s'accrochant l'un à l'autre sans qu'ils eussent besoin de mots.
Il y avait eu cet épisode, et il y en avait eu de nombreux autres, qu'elle avait oubliés, car l'amour de ceux que nous n'aimons pas se dépose à la surface de nos pensées et s'évapore en toute hâte.
On ne voyait pas à deux mètres. Il n'y avait que du blanc, dessus, dessous, de côté. On avait l'impression d'être enveloppé dans un drap. C'est l'exact contraire de l'obscurité, mais c'était tout aussi effrayant.
On reste impuissant face à certains aspects de sa propre personne, se disait-elle tout en régressant agréablement jusqu'à l'époque où elle était célibataire. Jusqu'au moment où Mattia était parti, et sa mère après lui, pour deux voyages différents mais à la destination tout aussi lointaine. Mattia. Voilà. Elle pensait souvent à lui. De nouveau. Il était une des maladies dont elle ne voulait pas vraiment guérir. On peut tomber malade d'un souvenir ; elle, elle était tombée malade de cet après-midi-là, dans la voiture, devant le parc, quand elle avait placé son visage devant le sien pour lui ôter de la vue ce lieu d'horreur.
Elle avait beau s'y efforcer, elle ne parvenait pas à extraire des années passées avec Fabio une seule image qui fasse battre son cœur aussi fort, qui fût dotée de couleurs aussi violentes, qu'elle sente encore sur sa peau, à la racine de ses cheveux et entre ses jambes.
A son cours de première année, Mattia avait appris que certains nombres premiers ont quelque chose de particulier. Les mathématiques les appellent premiers jumeaux : ce sont des couples de nombres premiers voisins, ou plutôt presque voisins, car il y a toujours entre eux un nombre pair qui les empêche de se trouver vraiment. Des nombres tels que le 11 et le 13, tels que le 17 et le 19, le 41 et le 43. Si on a la patience de continuer, on découvre que ces couples se raréfient progressivement. On tombe sur des nombres premiers de plus en plus isolés, égarés dans cet espace silencieux et rythmé, constitué de seuls chiffres, et l’on a le pressentiment angoissant que les couples rencontrés jusqu’alors n’étaient qu’un fait accidentel, que leur véritable destin consiste à rester seuls. Mais au moment où l’on s’apprête à baisser les bras, découragé, on déniche deux autres jumeaux, serrés l’un contre l’autre. (…)
Mattia pensait qu’Alice et lui étaient deux nombres premiers jumeaux, isolés et perdus, proches mais pas assez pour se frôler vraiment.
Elle songea que ce corps lui appartenait, qu'elle était libre de le détruire si cela lui chantait, de le dévaster au moyen de signes indélébiles ou de le laisser se dessécher, telle une fleur qu'une fillette arrache par caprice et abandonne par terre.
Avec le temps, il s'était persuadé qu'il ne savait rien faire en dehors de son élément, des ensembles ordonnés et transfinis des mathématiques. En vieillissant, les individus acquéraient généralement de l'assurance ; lui, il en perdait, comme si la sienne constituait une réserve limitée.
L'idée de pouvoir maigrir au point de devenir invisible lui provoqua un agréable serrement d'estomac.