C'est l'un de mes "livre pour une île déserte" et ce n'est que la reconnaissance d'un simple fait : j'ai dû lire cet album 25 à 30 fois, voire davantage, et je ne m'en lasse pas.
Le garage hermétique est la principale histoire de ce recueil et il est précédé de quelques histoires courtes mettant en scène le Major Grubert. Initialement pensé comme un anti-héros pour une histoire en quelques planches, il s'est ensuite imposé comme l'un des personnages phares de
Moebius scénariste. Les premières histoires courtes reprennent sa genèse. Elles sont parfois juste un gag ou une pochade. Elles sont parfois plus complètes notamment le Major Fatal / Une histoire en douceur.
Et puis il y a le long et merveilleux Garage Hermétique de
Jerry Cornelius, la longue histoire fondatrice de la geste du major.
Là apparait toute l'inventivité du scénariste
Moebius, et deux de ses plus belles caractéristiques. D'abord le foisonnement de mots inventés qui fait une grande partie du charme de ses histoires. Par exemple le bakalite, dont le nom rappelle les téléphones fixes d'autrefois, qui deviendra un ennemi récurrent du major. Ou encore le palpeur de mirette, partie du cableur dont l'entrée en résonnance avec la double polarisation chromatique tentée par l'ingénieur Barnier pour réparer ledit cableur est l'incident à l'origine de toute l'histoire. Vous avez déjà lâché prise ? Alors
Moebius n'est probablement pas pour vous. Vous êtes intrigué(e) ? Plongez !
Cette inventivité fait qu'on largue immédiatement les amarres par rapport à toutes forme de vraisemblance. Impression vite renforcée par la succession vertigineuse de rebondissements sans queue ni tête, sans rapport avec les épisodes précédents et encore moins avec les résumés farfelus qui entament chaque partie (
Le garage hermétique est initialement paru en épisodes de tailles variables dans les pages de
Métal Hurlant).
Question rebondissements au delà du vraisemblable,
Jean Giraud /
Moebius était déjà à bonne école avec Charlier pour Blueberry, mais il va un cran plus loin. Et c'est l'autre caractéristique merveilleuse de
Moebius scénariste : une indifférence complète tant à la narration traditionnelle qu'au destin de la plupart de ses personnages. Certains de ses derniers apparaissent à l'improviste, pour un petit rôle plus ou moins important dans l'intrigue principale, puis disparaissent totalement sans l'ombre d'une explication et sans un regard en arrière de leur créateur. J'ai toujours compris cet aspect comme une fantastique capacité de
Moebius à nous faire ressentir l'immense diversité du monde, trop grand pour qu'on en tire jamais complètement les tenants et aboutissants.
Et pourtant, il y a bien à la fin une cohérence et une intrigue principale dans ce fatras d'épisodes sans queue ni tête : l'histoire d'un démiurge, pourtant peu admirable, dont la création due au hasard se rebelle contre lui en même temps que de puissants ennemis tangibles (
Jerry Cornelius, Sper Gossi) ou magiques (le bakalite, le nagual, le tar-hai) travaillent à sa perte. Pourquoi ? On n'en saura pas grand chose, pas besoin d'une quelconque causalité dans cet univers. Et on peut y ajouter les différents registres de la narration : aventure, dérision, onirisme... et jusqu'à l'érotisme suranné des comics américains. C'est vraiment tout un monde qui se déploie au fil des pages.
Cet aspect est renforcé graphiquement par le caméléon
Moebius parce que c'est l'album dans lequel il a le plus abandonné toute idée de cohérence. C'est certes dû au contexte de la création : selon ses dires, le premier épisode n'était pas vraiment destiné à avoir une suite et Dionnet l'a piégé en le publiant. Ensuite, certains épisodes ont été réalisés dans une telle urgence qu'il n'avait pas même le temps de tenter de les rattacher au reste de l'histoire. Mais cela fait certainement partie de la volonté initiale (ou en tous cas venue très rapidement) de sortir de tous les canons habituels de la narration en BD. Et on va ainsi trouver des planches aussi fouillées que les Blueberry, certaines simplifiées et stylisées de son trait si élégant, d'autres réalisées à la va comme je te pousse, d'autres extrêmement structurées et réalisées règle et compas en main, d'autres encore fortement hachurées...
Le tour de force, c'est que les personnages demeurent reconnaissables à travers tous les styles parcourus. Parce que
Jean Giraud /
Moebius est un dessinateur hors pair, que je place sur ce plan au même niveau que Picasso. Et le tout est très beau, à la fois chaque planche prise séparément mais aussi la somme de toutes ces parties.
Au final, on se retrouve avec une merveille inépuisable dans laquelle les inventions narratives et graphiques se répondent et se renforcent mutuellement. Les éléments jetés pêle-mêle dans ce chef d'oeuvre referont surface plus tard dans d'autres albums : des idées, des personnages (au premier rang desquels le Major Grubert), des lignes de force graphiques ou narratives. Mais cet album fondateur reste à mon avis le plus beau, le plus dense et le meilleur.