J’ai coulé à Nelkan deux journées harmonieuses parce que je savais que j’en repartirais sous peu. En voyage, la certitude de reprendre la route confère aux lieux les plus austères un charme éphémère. On mourrait d’y résider, on jouit d’y transiter.
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Mais j’étais désormais confiant dans mon entreprise d’évasion. Restaient, bien sûr, d’innombrables inconnues dont la trop grande quantité rend, en mathématiques, une équation insoluble, mais qui dans la vie, et surtout en voyage, s’annulent par miracle, sous les bons auspices du ciel.
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L’aube est une promesse. Ceux qui la manquent n’en savent rien. Il ne leur reste qu’à ruminer leur humeur ombrageuse sous les nuages amoncelés durant leur grasse matinée. Leur vie est noire et sans espoir.
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« Si tu veux divertir Dieu, raconte-lui tes proches », ironise un proverbe russe.
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On nomme cela pompeusement « faire des recherches », mais j’avais surtout l’impression de lever le voile sur une région largement ignorée en Occident. J’ai écrit un peu, un long brouillon qui n’avait rien d’académique. La forme universitaire ne me réussissait guère. Elle est condamnée à la péremption immédiate, dénuée d’émotion. Être compromis avec l’horizon, avec les sentes des montagnes, avec les steppes ondulées et quelques forêts obscures me semblait le meilleur gage de sérieux pour qui prétendait aborder le sujet.
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Car à la chute de l’Union – la seule, la grande, l’unique – la Russie du soleil levant s’était écroulée. Des centaines de milliers de personnes avaient plié bagages. Par endroits plus de la moitié des effectifs avait disparu en une décennie. La brutalité insoutenable de l’ouverture au monde et du retrait de l’Etat avait assommé les esprits jusqu’au fond des taïgas. L’Extrême-Orient russe, ses défricheurs et ses ambitions, s’était retrouvé soudain orphelin du garant moscovite.
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L'essor du folklore est un aveu de la défaite des peuples autochtones.p95
Finistère sibérien: Aïan
A l'image de ses falaises, Aian s'avéra être un cul-de-sac digne du bout de la terre. Chef-lieu du district, la ville est acculée à la mer d'Okhotsk, à califourchon sur une presqu'île surmontée d'une fantastique colline. Il n'y avait de piste ni vers le nord ni vers le sud. Le seul passage terrestre était celui que j'avais emprunté. J'ai appris que la rédaction de la gazette locale, L'Etoile du Nord, envoyait sa feuille de chou à Aïm, Djigda ou Nelkan grâce aux coucous de Vostok Avia, via Khabarovsk, sur le fleuve Amour.C'était dire l'état de la route que nous avions parcourue. Les airs étaient la seule voie. Pour couronner le tout, les passagers étaient interdits à bord des navires marchands depuis un retentissant naufrage qui avait englouti quelques-uns en plus de l'équipage. La mer d'Okhotsk était épouvantable. Du haut des escarpements délités, on ne percevait que le fracas des bouleaux décoiffés par les bourrasques.p.77
Il est quelque chose que je ne m’explique guère. Ce sont, partout en Russie, ces hymnes à la terre natale, au lustre des forêts, à la force des vagues, à la grâce des gelées. Et ce malgré l’infortune, les vaches maigres et la détresse. Il n’y a nulle rancune dans le cœur des Russes envers la terre, mais bien des douleurs en ce qui concerne leurs congénères.
Pour célébrer cela, un coucher incandescent brûla comme une grande fournaise à l’ouest. L’horizon devint une braise nimbée de vapeurs, les nuées rosissaient. Les ombres s’allongeaient sans fin. Tout le grand ciel était mauve et violet comme un raisin mur. L’astre mourut. Le crépuscule eut une fin glorieuse. Un carré de ciel à découvert dévoila dans les hautes strates un vert opale comme un jardin céleste dont la porte se serait entrouverte.