Si l'on oubliait rien, on ne pourrait pas non plus se souvenir de quoi que ce soit.(p103)
-Vous savez, les enfants, il y a trois choses que l'on peut contempler continuellement sans jamais s'en lasser.L'une de ces choses, c'est l'eau.L'autre, c'est le feu.Et la troisième, c'est le malheur des autres".
L'oubli partagé est un lien aussi fort que les souvenirs communs. Peut-être même plus fort.
Je ne comprenais pas pourquoi, dans les bains publics, les filles devaient se changer dans une salle commune, alors que les dames disposaient pour ce faire, de cabines individuelles. Le contraire eût été plus logique : l'inachevé a besoin de se cacher. C'est le cas pour les oeuvres d'art en gestation et c'est aussi le cas pour les doryphores. Il m'apparaissait clairement à quel groupe j'appartenais.
Et nager, c'est une manière de voler pour les pleutres.
C'est planer sans risquer de choir.(...)
J'aime ce moment où j'abandonne la terre, le changement d'élément, et j'aime ce moment d'abandon qui tient à la certitude que l'eau va me porter.
C'était vrai aussi, je mangeais trop. J'aimais lire et manger en même temps. Une tartine après l'autre, un gâteau après l'autre, sucré et salé en continuelle alternance. C'était merveilleux : les histoires d'amour avec une portion de gouda, les récits d'aventures avec du chocolat aux noisettes, les drames familiaux avec du muesli, les contes de fées avec des caramels mous, les romans de chevalerie avec des cookies. Dans beaucoup de livres, on passait à table quand le suspense était à son comble : boulettes de viande, gruau, pain d'épice, une rondelle de saucisson noir, et du meilleur. Parfois, lorsque j'allais fouiner dans notre cuisine,ma mère se mordait la lèvre inférieure, hochait la tête dans ma direction d'une manière bien particulière et disait que ça suffisait maintenant, que le repas du soir serait servi dans une heure et que je ferais bien de surveiller un peu ma ligne. Pourquoi disait-elle toujours que ça suffisait au moment où ça ne suffisait justement plus ?
Lire signifie collectionner, et collectionner signifie conserver, et conserver signifie se souvenir, et se souvenir signifie ne pas savoir exactement, et ne pas savoir exactement signifie avoir oublié, et oublier signifie tomber, et tomber doit être rayé du programme.
Quand nous étions encore toutes petites, c'étaient les secrets cachés sous les dalles qui nous attiraient, plus tard ce fut le soleil couchant. Cet escalier extérieur était un lieu merveilleux. Il appartenait tout à la fois à la maison et au jardin. Il était pris d'assaut par un rosier grimpant, et quand la porte d'entrée restait ouverte, l'odeur des pierres du vestibule se mêlait au parfum des roses. L'escalier n'était ni en haut ni en bas, ni dedans ni dehors. Il était là pour assurer en douceur mais avec fermeté la transition entre deux mondes. Ainsi s'explique sans doute la prédilection des adolescents pour ce genre d'endroit, leur penchant à s'installer dans des escaliers comme celui-là, à se tenir dans l'entrebâillement des portes, à s'asseoir sur les murets, à s'agglutiner à des arrêts de bus, à courir sur les traverses d'une voie ferrée, à regarder du haut d'un pont. Passagers en transit, consignés dans l'entre-deux..
Les souvenirs sont des iles qui flottent dans l'océan de l'oubli;
La vérité est proche parent de l’oubli. Dans le mot grec qui signifie vérité, alètheia, coulait en secret le Léthé, fleuve des enfers. Quiconque buvait de l’eau de ce fleuve renonçait à ses souvenirs en même temps qu’à son enveloppe charnelle et se préparait à vivre au royaume des ombres. En conséquence de quoi la vérité était le non oublié