Quiconque oublie le temps cesse de vieillir. L'oubli triomphe du temps, ennemi de la mémoire. Car le temps, en définitive, ne guérit toutes les blessures qu'en s'alliant à l'oubli.
Ce qui est oublié ne reste jamais sans traces mais attire toujours, secrètement, l'attention sur soi et sur sa cachette.
À une époque, je brisais de nombreuses pierres parce que j'escomptais y trouver des cristaux. (...) J'éprouvais un sentiment de triomphe et de fierté lorsque j'avais eu raison de supposer que la pierre contenait quelque chose, mais en même temps j'avais l'impression de transgresser un interdit, de percer un secret au prix d'une effraction. Cependant, j'étais aussi soulagée de constater que les pierres brunes n'étaient pas seulement des pierres, mais des grottes cristallines qui abritaient des fées et de petites créatures magiques.
Plus tard, je me consacrai davantage à collectionner des mots et à accéder aux mondes cristallins de la poésie hermétique. Mais derrière toute collection se dissimule la même irrépressible aspiration aux mondes enchantés que recèlent les choses dormantes.
Lire signifie collectionner, et collectionner signifie conserver, et conserver signifie ne pas savoir exactement, et ne pas savoir exactement signifie avoir oublié. Et oublier signifie tomber, et tomber doit être rayé du programme.
Ce matin là, il n'y avait évidemment rien à entendre. J'étais seule dans la maison. Le silence me rappelait un autre matin, non moins silencieux et qui remontait à treize années auparavant. De loin en loin, rien que le tintement d'une tasse ou le léger tremblement d'une porte mal fermée. A part cela, silence. Un silence particulier. Comme après une catastrophe. Comme la surdité après une détonation. Un silence comme une plaie. Rosemarie n'avait fait que saigner légèrement du nez, mais sur sa peau pâle, le maigre filet au tracé aigu semblait nous narguer.
On a vu la maison de loin. La vigne vierge recouvrait la façade et les fenêtres du haut n’étaient que des renforcements carrés dans l’épais manteau végétal vert foncé. Les deux vieux tilleuls à l’entrée arrivaient à hauteur du toit. En effleurant au passage les pierres rouges et rêches de la façade latérale, je les ai senties toutes chaudes sous ma main. Un coup de vent est passe dans la vigne, les saules se sont inclines, la maison a soupire doucement
"J'en déduisis que l'oubli n'est pas seulement une forme su souvenir, mais que le souvenir est aussi une forme de l'oubli."
Lire signifie collectionner, et collectionner signifie conserver, et conserver signifie se souvenir, et se souvenir signifie ne pas savoir exactement, et ne pas savoir exactement signifie avoir oublié, et oublier signifie tomber, et tomber doit être rayé du programme.
Tante Anna est morte à seize ans d'une pneumonie qui n'a pas guéri parce que la malade avait le coeur brisé et qu'on ne connaissait pas encore la pénicilline. La mort survint un jour de juillet, en fin d'après-midi. Et l'instant d'après, quand Bertha, la soeur cadette d'Anna, se précipita en larmes dans le jardin, elle constata qu'avec le souffle rauque d'Anna toutes les groseilles rouges étaient devenues blanches. C'était un grand jardin, les nombreux vieux groseilliers ployaient sous les lourdes grappes. Elles auraient dû être cueillies depuis longtemps mais lorsque Anna était tombée malade, personne n'avait plus songé aux baies. Ma grand-mère m'en a souvent parlé car c'est elle, à l'époque, qui a découvert les groseilles endeuillées. Il n'y avait plus depuis lors que des groseilles noires et blanches dans le jardin de grand-mère, et toutes les tentatives ultérieures visant à y réintroduire des groseilliers rouges se sont soldées par un échec, leurs branches ne portaient que des baies blanches. Mais cela ne dérangeait personne, les blanches étaient presque aussi savoureuses que les rouges, quand on les pressait pour en extraire le jus, le tablier n'en souffrait pas trop, et la pâle gelée qu'on obtenait luisait de reflets d'une mystérieuse transparence. Comme "des larmes en conserve", disait ma grand-mère.
— Vous savez, les enfants, il y a trois choses que l'on peut contempler continuellement sans jamais s'en lasser. L'une de ces choses, c'est l'eau. L'autre, c'est le feu. Et la troisième, c'est le malheur des autres.