Je suis une fille de l'hiver

Que faisait-elle là-bas ? Qu'est-ce qui lui a pris ?
Est-ce qu'elle a eu mal ?
Ça ne sert à rien de se demander pourquoi, même si c'est ce que tout le monde va faire. Je sais pourquoi. La question, c’est plutôt : pourquoi pas ? Je n'arrive pas à croire qu'elle se soit retrouvée à court de réponses avant moi.
J'ai besoin de courir, de voler, de battre si fort des ailes que je n'entendrai plus rien d'autre que mon cœur qui tambourine. La pluie, la pluie, la pluie qui me noie.
Est-ce que c'était facile ?

Je file les brins de soie de mon histoire, je tisse la trame de mon monde. La minuscule danseuse elfe s'était changée en poupée de bois dont les ficelles étaient tirées par des gens qui ne faisaient pas attention à elle. Alors je suis partie en vrille. Manger était dur. Respirer était dur. Mais le pire c'était vivre.
Je voulais avaler les graines amères de l'oubli.

C'est moche quand les jeunes filles meurent

J'aimerais tant qu'il existe un moyen de lui faire oublier ce qu'elle a vu, d'effacer sa mémoire. Mais tout le savon et tout le détergent du monde n'y suffiraient pas.

J'ai gagné parce que je suis plus mince. Taille double zéro. Je suis restée forte et je n'ai pas essayé d'avoir le beurre et l'argent du beurre. Je n'ai même pas goûté le beurre.

Il y aurait des conséquences, de sérieuses répercussions, parce que (une fois de plus) j'ai brisé les règles des mensurations parfaites de Lia. Je suis censée être aussi grosse qu'ils l'ont décidé. Je suis censée répéter des phrases toutes faites comme des incantations pour chasser les méchantes voix dans ma tête. Je suis censée m'investir dans ma guérison comme une bonne sœur s'offre corps et âme en entrant au couvent.
Les abrutis .

Lia dit: Le chiffre n’a pas d’importance. Si j’étais à 30, je voudrais descendre à 28. Si je pesais 5, je ne serai contente qu’une fois arrivée à 2. Seul le zéro me satisferait. Zéro kilo, zéro vie, taille zéro, double zéro, zéro pointé. Au tennis, on ne dit pas zéro mais « love ». Je viens seulement de piger.

Je ne me rappelle pas ce que c’est, de manger sans tout prévoir, sans lister les calories et les lipides, sans mesurer mes hanches et mes cuisses pour voir si je mérite de me nourrir, et conclure le plus souvent que non, je ne le mérite pas, alors je me mords la langue jusqu’au sang et me ligote la mâchoire à coups de mensonges et de prétextes, pendant qu’un ver solitaire aveugle s’enroule autour de ma trachée, renifle et gratte en quête d’une ouverture humide vers mon cerveau.

"On se donnait la main pour traverser la forêt sur le sentier en pain d'épices, et le sang coulait de nos doigts. On a dansé avec des sorcières et embrassé des monstres. On s'est transformées en filles de l'hiver, et quand elle a tenté de s'enfuir, je l'ai ramenée de force dans la neige parce que j'avais peur d'être seule."P.117

"Je suis cette fille-là. Je suis l'espace entre mes cuisses, là où la lumière passe."P.30