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Critique de boubou10588


Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=eK6TsWp9SI0

De quoi parle La faim ?

On y suit le narrateur dans la ville de Christiana, qu'on pourrait qualifier de pigiste, puisqu'il est payé à l'article, en proie à sa faim, tout simplement. Il déambule dans la ville à la recherche de moyen d'oublier les grondements de son estomac, ou de les calmer comme en mâchant des copeaux. Et ce livre à la trame assez simple va brasser beaucoup de thématiques, autant à la surface qu'en profondeur. Thématique qu'on voir ensemble dès à présent.

La crise de l'individu, et peut-être aussi la crise du masculin.

C'est un livre sur la solitude, le rejet social. Notre narrateur n'a pas de nom, pas de famille, il n'est personne, il fait partie de ceux qui ne sont rien, comme dirait une grande lumière. Il a beau écrire, et écrire beaucoup visiblement, ça ne lui permet pas de manger à sa faim, et sa faim, comme une entité qui sort de lui, va finir par le contrôler, un peu comme une version réaliste du Horla de Maupassant.

Le nom de la ville, Christiana, ne me semble pas choisi par hasard, je pense que ça fait écho à la religion, et plus précisément à la charité chrétienne, charité qui n'apparait presque jamais dans le livre, et quand elle apparait, en général, le narrateur la refuse par orgueil. C'est une ville dans laquelle chacun essaie de survivre, de gérer sa propre faim, finalement, ce qui fait qu'ils ne sont pas dans l'entraide, ou la solidarité, mais dans le contraire de la charité, dans l'avarice, que les péchés ressortent pour déformer les visages, vicier les relations entre les gens.

Notre narrateur, on voit qu'il ne correspond pas à la forme classique du masculin de l'époque, qu'il sort des cases. Car cet idéal, c'est lui de fonder une famille, et d'y subvenir. Or lui n'arrive pas à se subvenir à lui-même. On se demande d'ailleurs à plusieurs reprises où est sa famille, ses parents, pourquoi personne ne peut l'aider. Cette solitude, cet isolement, vont finir par le rendre amer, on le voit dans sa vision des femmes, la colère qui exsude quand il ne peut pas payer une prostituée et que le fait que les autres le peuvent l'indignent :

« Je crachais au loin sur le trottoir sans me soucier si cela pouvait atteindre quelqu'un, j'étais furieux, plein de mépris pour ces gens qui se frottaient l'un contre l'autre et s'appariaient en plein sous mes yeux. Je levais la tête et goûtais à part moi la bénédiction de pouvoir conserver pur mon propre sentier ».


Dans ce sens, ce livre m'a fait penser à Taxi driver, dans cette relation étrange aux femmes, comment la misère sexuelle rend aigri, et même un poil puritain, mais aussi le traitement de la ville, la déambulation d'un marginal qui ne voit sa ville que sous le prisme du péché, peut-être pas un péché à purger comme dans le film mais au moins à quitter.

Pourtant, le fait de ne pas correspondre à l'homme de l'époque lui confère aussi une certaine sensibilité, une certaine empathie pour les plus faibles, comme si ces faibles lui renvoyaient son image, une image à protéger. le vieillard que tout le monde traite comme un meuble, l'enfant qui se fait cracher dessus, c'est à chaque fois quelqu'un qui n'est pas encore dans l'âge d'homme, et quelqu'un qu'on bafoue dans sa dignité. C'est donc, on peut légitimement le penser, lui-même qu'il a envie de sauver, lui-même en tant qu'homme.

La folie de la faim

Notre narrateur a la folie des grandeurs, quand il se met à écrire, il n'écrit pas à moitié, (j'écris comme un possédé ») de plus en plus furieusement, dans un élan presque maniaque. le problème, c'est que c'est de moins en moins lisible en tant qu'article de journal, raison pour laquelle il décide d'écrire un roman vers le milieu du livre. Mais ces désirs sont fugaces, décousus, comme la satieté. Et la raison s'étiole de plus en plus. Parfois, la faim le rend paranoïaque « Et la pensée m'effleura d'un traité secret d'une conspiration » Parfois, elle le rend blasphémateur.

Parallèlement, y a aussi une mélancolie morbide, une dépression presque au stade terminal dans ce texte, on constate par exemple que le narrateur trouve calme et quiétude que dans les cimetières,

« J'arrivai ainsi au cimetière du Christ. Je m'assis, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains. Dans cette position ramassée je me trouvais bien et je ne sentais plus ce grignotement dans ma poitrine ».

La matinée, il se retire du monde, de la ville, du brouhaha, du peuple, de la pitié de la ville, comme un vampire, un vampire épuisé, qui ne sort qu'au crépuscule, l'action se déroulant surtout en fin de journée. le crépuscule, c'est l'heure du fantasme, de la perte de contrôle. de l'hybris, il refuse la pitié, jette des billets au visage de ses ennemis, autophagique aussi, on pense à la scène où il se mord la main jusqu'au sang. La folie alimente la faim, qui alimente la folie dans un cercle vicieux qui n'en finit pas.

Renoncement de l'écriture
La faim, c'est peut-être aussi l'appétit d'écrire quelque chose de grand. Dès le départ, c'est une des préoccupations du narrateur. Il ne voit pas son travail comme un simple gagne-pain qu'on peut bâcler, non, dès le départ, on sent qu'il a le souci de bien écrire, de faire de la littérature. Cette conscience-là m'a fait penser au dernier Céline, celle de savoir qu'on fait de l'art avec la boue. D'ailleurs ceux qui aiment l'un devraient lire l'autre, je crois que c'est Knausgaard qui les compare, pas dans le style car je trouve à Hamsun un côté encore dix-neuvième, mais dans le bouillonnement, la dégueulade de colère brute ; quand il profère des banalités par exemple :

« — Hem ! Oui, répondis-je, on dirait que c'est l'hiver qui vient. Ça en a tout l'air. » Et un peu après j'ajoute : « Bah ! ce n'est pas trop tôt. Mais ça en a vraiment tout l'air. du reste, ce n'est pas trop tôt non plus. »

Il s'autocommentera :

« Je m'entendis proférer ces insanités, mais je percevais chaque mot que je disait comme s'il venait d'une autre personne »

Ça m'a fait penser au « rarement vu quelque chose d'aussi dégueulasse que mes parents » que Céline écrit quand ils parlent de la pluie et du beau temps.

Bref, parenthèse pour dire qu'il sait qu'il écrit, qu'il écrit bien, qu'il écrit comme un possédé, comme on a vu plus tôt, et la littérature, qu'est-ce que c'est si ce n'est une possession. Et pourtant, cet appétit d'écrire est contrarié, par les contraintes matérielles, mais aussi par l'état psychique qui suit le dépérissement de son corps. Si bien que la faim le pousse à s'exiler sur un bateau, en tant que marin, à renoncer à ce qu'il est, un écrivain.

Donc voilà, vous l'aurez compris, un livre qui m'a beaucoup plu et que je vous recommande.




Lien : https://www.youtube.com/watc..
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