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Critique de berni_29


Rappelez-vous votre vie effrontée, c'est le récit d'un homme qui va sombrer dans l'oubli.
John Hubbard Wilson a été un brillant universitaire, spécialisé dans le théâtre de William Shakespeare.
Jean Hegland, l'autrice, explore la fin de vie de cet homme qui, peu à peu, est emporté par la terrible maladie d'Alzheimer.
C'est l'histoire de cet homme qui se raccroche comme il peut au paysage de son existence, marqué essentiellement par sa connaissance littéraire et la passion folle qu'il voue au grand tragédien anglais. L'humanisme a-t-il encore un avenir ? C'est l'obsessionnelle question qu'il s'est posé tout au long de son existence.
Le paysage de sa vie est un paysage qui s'effondre par lambeaux, dans un temps étrange qui se disloque.
Dans cette histoire intime et douloureuse, il y a cette tentative de réconciliation d'un père et de sa fille Miranda, perdue de vue depuis plusieurs années, cela remonte aux dix-sept ans de la jeune fille. Jean Hegland peint ici un magnifique personnage de jeune femme, déchirée dans les tangages d'une vie qu'elle cherche à construire enfin.
C'est Sally l'actuelle femme de John qui, un jour, a appelé Miranda. Elles ne se connaissent pas. Sally est apicultrice comme Jean Hegland. Je suis entré en apesanteur lors d'une scène merveilleuse du livre où une abeille vient se poser dans un moment de grâce sur les lèvres de Sally, tandis que John demeure médusé, découvrant la passion de la femme qu'il aime, la dernière femme qu'il aimera, il n'a pas encore commencé à trébucher... Je suis entré dans la beauté de ce roman dès ces premières pages.
Est-ce trop tard, est-ce possible pour un homme dont les souvenirs se limitent désormais à convoquer auprès de lui ses plus proches fantômes, Hermione, Roméo et Juliette, Lear, Cressida, Cléoménès, Léontès, Falstaff... ?
« En naissant nous pleurons de paraître
Sur ce grand théâtre de fous. »
Plus que la relation ténue d'un père et d'une fille, toute la richesse et l'originalité du texte tiennent dans cette mise en abyme réalisée avec grâce par l'entremise du théâtre de Shakespeare qui fut presque la raison d'être et de vivre de cet homme, sacrifiant beaucoup de choses, à commencer par son rapport aux autres, l'amour, sa famille, sa relation avec sa fille unique... Dans les tourments de sa volonté de réussir, il a peut-être oublié d'aimer sa fille de l'amour inconditionnel dont elle avait besoin...
Shakespeare a tant parlé du mariage, de la mort, du désir, de la folie, de la vengeance. Que n'a-t-il dit sur la manière de mettre sa vie au service de l'amour des autres ? Que n'a-t-il dit sur l'oubli ? John regrette presque de n'avoir pas su fouiller ces thèmes chez le grand maître, il regrette aussi tant de choses, à commencer par ses lâchetés...
Rompre avec les défaites du passé. Mais il sait sans doute déjà que ses regrets s'effaceront bientôt comme un dessin incrusté dans le sable qu'une vague viendra balayer. L'amour est-il un rêve ?
Les tirades résonnent dans sa mémoire, comme s'ils les entendaient tout près de lui, comme si elles sonnaient à propos, dans la justesse qui tient encore le passé et le présent sur un même fil.
Ici, le passé et le présent s'entrelacent, se cognent, se percutent, s'épousent furieusement.
« Étrange alchimie que celle du besoin,
Qui sait rendre d'humbles choses précieuses. »
John Hubbard Wilson sait qu'il va peu à peu oublier et il tend une main désespérée vers le souvenir confus de sa fille, ou bien c'est peut-être vers la scène d'un théâtre où le rideau s'ouvre, où l'on devine au loin la rumeur des personnages dans la chambre verte, à l'endroit où ceux-ci s'apprêtent à se transformer...
Cette fille qui attend depuis l'âge de dix-sept ans... Elle et son coeur insensé qui attendent... Les malentendus, les non-dits sont venus après ce drame de Londres, qui est passé inaperçu aux yeux de son père. Puis, elle a cherché à protéger cette nouvelle personne qu'elle essayait de devenir... C'est un portrait de famille où les liens abimés ne se réparent pas facilement.
Elle tente elle aussi de revenir, renouer le lien, mais c'est comme une vague qui la renvoie au passé, ou plutôt c'est son père à présent qui la renvoie, ne la reconnaît plus, ou par bribes, il est dans cette grande demeure inconnue, avec d'autres résidents comme lui, il oublie et devient même violent.
Pourtant il ne suffirait pas grand-chose pour que les réminiscences lui ramènent les rires d'une petite fille à qui il apprenait par coeur les répliques préférées d'un certain Will.
La solitude de John dans cette maison médicalisée m'est apparue déchirante, malgré la bienveillance du personnel et la sobriété des mots.
Dans cette chambre où parfois le vent vient soulever le rideau de la fenêtre, c'est comme une scène qui apparaît, avec des ombres vivantes et des fantômes absents. Tout se confond dans sa mémoire broyée, le théâtre de Shakespeare, le temps où il enseignait à ses élèves et le temps d'aujourd'hui. Comme le spectre dans Hamlet, les souvenirs et les vivants disparaissent quand il les appelle.
Pourtant, patiente et obstinée, dans un besoin inconsolable de comprendre et d'être aimée, Miranda s'efforce de revenir à chaque fois vers son père, tandis qu'un monde vert se reflète dans les yeux de sa fille. John le voit-il, le perçoit-il ?
Est-ce que pardonner compte plus que comprendre ?
« Oubliez et pardonnez ».
Ce formidable texte traversé de lumières, véritable ode aux humanités et à la littérature qui sauve des naufrages, m'a touché, un récit sur la mémoire, le déclin, la transmission, la filiation. L'écriture est emplie de pudeur et de sensibilité, sert avec beaucoup de justesse la construction d'une narration adossée avec subtilité au théâtre de Shakespeare, c'est un récit qui m'a happé de bout en bout, peut-être parce qu'il appelle l'enfant à l'intérieur de nous, celui qui tend les bras et veut être aimé pour ce qu'il est.
« Si vous, ombres, nous vous avons offensés,
Pensez donc, et tout sera réparé. »
À la toute fin du roman, j'ai mieux compris le dessein qui avait animé Jean Hegland, ce projet d'écrire ce livre beau et poignant comme la vie qui file entre les doigts, juste avant que le rideau ne se referme à jamais...

« C'est l'art et la littérature qui nous laissent imaginer l'humanité chez autrui et nous aident à la trouver en nous-mêmes. »

Rappelez-vous votre vie effrontée est le second roman que je lis de cette autrice américaine qui a très peu écrit, Jean Hegland, après celui qui fut pour moi un véritable coup de coeur, son premier roman, Dans la forêt.
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