Le secret de Crickley Hall

Ce vendredi soir, seule dans son appartement, elle avait conscience de perturbations métaphysiques autour d'elle, comme si une déchirure commençait à se former dans le fin tissu qui séparait le monde des vivants de celui des morts. Et d'une manière ou d'un autre, elle savait que Crickley Hall en était l'épicentre.
Elle eut un léger sursaut et faillit renverser son vin ; le vent au-dehors venait de projeter une bourrasque de pluie contre les vantaux de la fenêtre. Lili frémit, mais c'était à cause d'un froid intérieur qui n'avait rien à voir avec la température de la pièce.

Pourquoi tous les meurtres juteux se passaient-ils toujours le week-end ? se demandait le journaliste. Qu'y avait-il le samedi soir qui attire tant les tueurs ? Trop de beuveries en fin de semaine, trop de déceptions ? Sans parler du dimanche soir ; c'est souvent ce soir-là qui faisait ressortir le pire chez les gens. La dépression, supposait-il ; la corvée d'aller au boulot le lendemain, la perspective d'une nouvelle semaine de trime. Les lundis matins occasionnaient de nombreux suicides.

Elle pourrait peut-être rédiger un article sur le fait d’emménager à la campagne, ou sur la façon de se faire des amis dans un environnement complètement nouveau. Ou peut-être sur ce que ça fait de perdre un enfant qu’on chérit. Non, non, pas ça – elle ne pourrait jamais faire ça.

La balançoire. La balançoire oscillait doucement, quoique d’un mouvement plus prononcé que lorsqu’ils étaient arrivés un peu plus tôt : en avant, en arrière, elle se balançait comme si quelqu’un – un enfant – y était assis. Mais le siège était vide, bien sûr. Ce doit être le vent, pensa Eve. Pourtant malgré la pluie, les feuilles et les branches des arbres étaient parfaitement immobiles, tout comme les arbustes et les touffes de hautes herbes. Il n’y avait pas de vent.

Avec précaution, Percy reposa la tasse dans sa soucoupe. Il murmura d’un ton grave : — Les bêtes, Crickley Hall leur réussit pas.

Ce fut l’image de la balançoire oscillant doucement sous le chêne fatigué et presque entièrement dépourvu de feuilles qui vint déchirer le voile fragile de ses émotions. Cameron, qui n’avait que cinq ans, l’âge de Cally aujourd’hui, adorait les balançoires aux couleurs vives du parc près de chez eux.

Ce n’était pas le froid qui régnait dans l’air, se dit-elle. C’était la pression de tous ces derniers mois. Tous ces efforts pour mener une vie normale, non pour elle-même mais pour les filles, pour Gabe. Ce chagrin implacable, et… et cette culpabilité. C’étaient tous ces aiguillons venimeux qui la faisaient grelotter, qui la transperçaient chaque fois qu’elle oubliait, l’espace d’un instant.

Gabe s’y dirigea à grandes enjambées et la ferma d’un air décidé. — Ça mène à la cave, lança-t-il par-dessus son épaule. Cally, tu ne t’approches pas de cette porte, d’accord ? Leur fille s’arrêta un instant de courir tout autour d’eux, les yeux rivés au lustre. — D’accord, papa, dit-elle d’un air distrait. — Je suis sérieux. Tu ne descends pas là-dedans sans l’un d’entre nous, tu entends ? — Oui, papa.

Eve eut un froncement de sourcils. Soit l’architecte de Crickley Hall avait singulièrement manqué d’imagination, soit il avait dû faire face à de sévères restrictions budgétaires.

Sa frange ébouriffée surmontait des yeux d’un brun profond qui, jusqu’à l’année passée, avaient été pétillants de malice et de chaleur. À présent, le chagrin les avait assombris, en avait terni l’éclat au point que les sentiments ne s’y reflétaient plus, comme voilés par une douleur immuable. Tandis que les filles, après s’être conformées à la consigne des chapeaux, s’apprêtaient à ouvrir leur portière et que Chester, debout sur le siège, labourait des pattes l’épaule de Cally pour sortir avant elle, Eve descendit du tout-terrain et reprit son observation de Crickley Hall.