Concept formulé par Georg Lukacs en 1923, la réification a été oubliée jusqu'à sa reprise par Adorno. Récemment, la littérature, la sociologie, la philosophie et jusqu'à la recherche neuronale tendent à décrire des situations où les individus sont dépossédés de leur jugement, se tiennent à distance d'un monde qu'ils se contentent d'observer sans y participer. Faut-il y voir une résurgence du concept de réification et que signifierait-il ?
Comme Heidegger, Lukacs refuse le clivage sujet-objet. Plutôt qu'il ne conçoit le monde comme un objet de la connaissance, l'individu s'y place d'emblée et cherche à résoudre l'énigme de sa présence. "Souci" chez Heidegger, Lukacs nomme cette interrogation "engagement". le rapport premier de l'individu au monde ne serait donc pas cognitif mais existentiel. En cela, Heidegger soutient Lukacs. Mais comment définir cette appréhension première du monde, si elle n'est pas cognitive ?
S'appuyant sur les études sur le développement de l'enfant, Honneth conclut à la prééminence d'une expérience qualitative du monde comme condition préalable d'émergence d'une activité cognitive. Jusqu'à 9 mois, les enfants font des expériences qui les mènent à cet âge à concevoir qu'autrui également voit les objets qu'il voit. Il en déduit par cette triangulation l'existence objective des choses, moment de la naissance de son activité cognitive symbolique. Les études sur les enfants autistes montrent que la triangulation n'est possible que si l'enfant développe une émotion pour l'individu privilégié de la triangulation. L'individu appréhende donc le monde premièrement sous un aspect émotionnel et développe ensuite une cognition, une objectivation du monde. Empruntant le terme à Hegel, Honneth nomme cette appréhension, la "reconnaissance", qui précède donc la connaissance. Mais si l'objectivation est conditionnée par l'expérience qualitative, si la connaissance est conditionnée par la reconnaissance, c'est que la réification ne peut être assimilée à l'objectivation mais s'articule avec elle. de quelle manière ?
Pour Honneth, la réification est un processus d'oubli de l'expérience qualitative, de la reconnaissance, de l'expérience émotionnelle avec laquelle l'individu appréhende l'existence de l'autre. Tandis que dans un processus normal, il garde en arrière-plan le souvenir de cette expérience tout en développant son activité cognitive par l'énonciation de cette expérience qui l'objective, il met au contraire de côté ce souvenir dans le cas de la réification. L'objectivation ne repose plus sur une expérience émotionnelle, écartée. Deux raisons justifient la mise à l'écart : la concentration de l'individu sur un but particulier (le joueur de tennis veut tellement gagner le match qu'il oublie que des liens d'amitié le lient à son adversaire, liens qui ont conditionné le match), ou bien la prépondérance de convictions stéréotypiques ou de préjugés qui nient l'expérience qualitative (je suis raciste donc j'écrase mon expérience émotionnelle par les stéréotypes cognitifs que je favorise). Mais comment expliquer la réification du monde et celle de soi comme l'évoque Lukacs ?
Le monde est objectivé d'emblée puisqu'il n'est fait que d'objet, par essence non pourvu de psychisme. Il faut donc comprendre la réification des choses extrahumaines comme une extension de la réification d'autrui. Puisque je nie à autrui la capacité à avoir un psychisme, je nie aussi les significations qu'il donne aux choses, animaux et plantes qui l'entourent. Ceux-ci deviennent de la matière sans signification.
Honneth démontre par ailleurs que l'individu emploie également le principe de reconnaissance à l'égard de ses propres états mentaux : je considère mes états mentaux comme existants et énonce ceux qui "méritent de l'être". C'est le processus standard. Mais une attitude "détectiviste" peut me pousser à concevoir mes états mentaux comme fixes et déterminés et à les rechercher avec insistance en moi. Des stéréotypes ou une pression sociale peut aussi me forcer à imposer mes désirs, mes émotions et mes intentions sous le principe "je veux désirer donc je désire" dans une perspective "contructiviste". Constructivisme et détectivisme, parce qu'ils nient le principe de reconnaissance et imposent une cognition sont réifiants. La négation de la reconnaissance, de l'expérience émotionnelle, est donc à l'origine de la réification intersubjective (d'autrui), subjective (autoréificiation) et objective (du monde extrahumain). Quelle en sont les raisons sociales, puisque Lukacs tient la réification pour un fait social ?
Lukacs va un peu vite en tenant le capitalisme et l'augmentation des échanges marchands pour originaire de la réification. D'abord, la transaction marchande, par le contrat auquel elle aboutit maintient la qualité d'être humain à l'interlocuteur (fiabilité, confiance, responsabilité, etc). Ensuite, Lukacs n'explique pas ce qui justifie que la réification gagne les milieux familiaux, du cercle d'amis, de l'espace politique, lieux où la transaction marchande n'ont pas lieu. Enfin, il n'explique pas en quoi les trois réifications seraient liés (la présente analyse montre qu'elles ne le sont pas nécessairement - hormis la réification du monde, comme dérivation de la réification intersubjective). C'est donc que le capitalisme ne peut être tenu pour agent unique de la réification. Honneth esquisse d'autres pistes : toutes les institutions sociales qui visent à la négation de la reconnaissance et à la mise en oeuvre d'une tentative de forçage des sentiments, des désirs et des intentions des individus. Par exemple : les entretiens d'embauche et les rencontres sur l'internet. Les premiers visaient autrefois à connaître l'expérience et les réalisations passées du candidats. Aujourd'hui, le candidat se voit de plus en plus dans la situation de devoir se projeter dans le poste et donc, de développer des argumentaires de vente comme s'il était déjà dans l'entreprise. du passé, on passe à la prospection de l'avenir. Sur l'internet, les personnes inscrivent des réponses dont elles anticipent le traitement informatique par le moteur du site internet et non pas les réponses acceptables du partenaire potentiel, doté, lui, d'un psychisme. Dans les deux cas, on nie la reconnaissance pour privilégier une présentation objectivée de soi, en d'autre terme, on se réifie. de nombreux autres exemples seraient à trouver dans une analyse plus approfondie.
L'étude est précise et honnête. On note cependant qu'elle suppose une perception émotionnelle aiguë de l'individu de ses propres états mentaux ou des énoncés d'autrui sur les siens : que se passe-t-il si l'individu est incapable, ou disons, possède une faible capacité de perception émotionnelle ? L'individu est-il de base réifiant ? Concernant l'objectivation du monde, on pourrait aussi remarquer que l'individu seul, et sans l'aide de la triangulation, peut "humaniser" les choses : un objet peut être aimé (une peluche), être doté d'un psychisme (chat, chien), créer une émotion (la chasse à la baleine). Pourquoi la réification du monde dépendrait-elle de la réification d'autrui ? On aurait aimé une intégration de ces questions dans cet essai, qui reste cependant très instructif sur un processus de négation du psychisme et la "mécanisation" du monde et qui est très bien traduit.
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Se représenter comme une personne qui considère toujours ses propres désirs comme fixes, comme quelque chose qu'il convient de découvrir et d'observer, cela n'advient que lorsqu'on veut se conformer à un type social - c'est que le détectivisme suggère involontairement, mais avec justesse. Le même genre d'analyses s'applique au constructivisme. Son modèle de description peut également être considéré comme l'esquisse d'un type social - celui des personnes qui vivent dans la représentation illusoire selon laquelle les sensations et les désirs qui leur sont attribués par autrui en fonction de considérations utilitaires pourraient être leurs propres sensations et leurs propres désirs [...] dans le premier cas, le sujet se rapporte à ses états mentaux comme à un donné fixe et figé ; dans le second [...] il les regarde comme quelque chose dot il peut disposer selon ce que le contexte réclame.
Mais cette façon d'endosser les perspectives d'autres personnes, qui nous donnera chaque fois à connaître de nouveaux aspects de l'objet, est liée, comme dans le cas de l'enfant, à la précondition, difficile à obtenir de façon intentionnelle, d'une ouverture émotionnelle ou encore d'un identification à d'autres personnes. C'est en ce sens que, pour Adorno, l'exactitude de notre connaissance du monde dépend de la reconnaissance, du mouvement affectif qui consiste à accepter l'existence de perspectives aussi nombreuses que possible.
Nous n'observons pas nos états mentaux comme des objets, nous ne les construisons pas non plus grâce aux expression langagières ; nous les formulons en fonction de ce qui nous est intérieurement toujours familier. Un sujet qui se rapporte à lui-même sur ce mode originaire doit considérer ses propres sentiments et ses propres désirs comme quelque chose qui mérite d'être formulé. Il y a donc lieu de parler de la nécessité d'une reconnaissance préalable.
... nombre de romans et de récits cherchent depuis peu à doter d'une espèce d'aura esthétique la pénétration des valeurs économiques dans notre vie quotidienne [...] Les œuvres littéraires suggèrent que l'on doit voir le monde social comme si ceux qui y vivent se traitaient eux-mêmes et traitaient les autres comme des objets morts, dénués de sentiments et ne manifestant aucune volonté de se mettre à la place d'autrui. Cela va des écrivains américains Raymond Carver et Harold Brodkey aux auteurs de lange allemande Elfriede Jelinek et Silke Scheuermann, en passant par l'actuel "enfant terrible" de la littérature française Michel Houellebecq.
Dès que les sujets commencent à régler les relations qu'ils entretiennent avec leurs congénères sur le mode de l'échange de marchandises équivalentes, ils sont contraines d'inscrire leur rapport à l'environnement dans une relation réifiée ; ils ne peuvent plus percevoir les éléments d'une situation donnée qu'en évaluant l'importance de ces éléments à l'aune de leurs intérêts égoïstes.
Interview de Axel Honneth en espagnol 6/6