AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Woland


Etoiles Notabénistes : ******

What Maisie Knew
Traduction : Marguerite Yourcenar
Préface : André Maurois

ISBN : 9782264038517

En ce qui concerne l'oeuvre de Henry James, je suis à peu près comme tout le monde et je n'en ai pas honte . En amatrice éclairée (du moins, je l'espère ) du fantastique subtil, je connais bien sûr (et depuis belle lurette) son fabuleux "Tour D'Ecrou" et, en bonne cinéphile, je n'ignore rien de la trame de "Washington Square", cela grâce à la première adaptation parlante qui en fut réalisée, à la fin des années quarante, par William Wyler, sous le titre "L'Héritière." Olivia de Havilland y tenait le rôle-titre face à un Monty Clift encore en très bonne forme et une Myriam Hopkins remarquable dans le rôle de la tante Lavinia. Dans la dernière version, c'est à la combien grande Dame Maggie Smith que ce rôle difficile est revenu. J'avoue par ailleurs ne pas avoir encore eu le plaisir de voir la version américaine de "The Turn Of Screw" au cinéma, avec une Deborah Kerr qui joue à fond, et de manière magistrale, la carte des deux degrés de lecture : ce que perçoit la gouvernante des enfants est-il vérité ou pure chimère ? ... Mais nous reviendrons plus tard à tout cela.

J'avoue au passage avoir tenté de lire "Washington Square" alors que j'avais quatorze ans mais je n'avais pas accroché. Trop jeune, sans doute. La profondeur de James est celle que l'on goûte avec l'âge, "The Turn of Screw" constituant l'exception qui confirme la règle car il s'agit là, et de loin, de son texte le plus accessible, stylistiquement parlant.

Rappelons aussi, pour les quelques rares personnes qui ne le sauraient pas, que Henry James est connu comme le "Proust américain." Non, inutile d'essayer de fuir : j'ai verrouillé le forum. Et dites-vous bien que l'on peut être capable de lire Proust et James tout comme on lit Janet Evanovich. Il suffit de persévérer ... et d'être un Grand Lecteur.

"Ce Que Savait Maisie" passe, je le précise, pour l'un des romans relativement simple de son auteur. Tout y est vu par les yeux de la jeune Maisie Farange, petite fille, puis adolescente d'excellente famille britannique, fille unique également, précisons-le, née de deux de ces parents (Beale et Ida Farange) qui, en dépit d'une superbe position sociale, eussent dû être contraints, comme tant d'autres, "cas soc'" ou pas, à passer leur "permis d'être parents" avant de songer à concevoir.

Du début jusqu'à la fin du roman - il me semble que Maisie doit avoir entre 6 et 7 ans au début et 13 / 14 ans au dernier chapitre - la pauvre enfant, qui possède d'ailleurs une intelligence si supérieure à celle de ses géniteurs et, en général, des adultes, qu'elle est capable de faire l'imbécile si c'est là, comme l'auteur nous le confie, ce que désire la grande personne en présence de qui elle se trouve, pourrait se transformer en volant de badminton sous l'oeil du lecteur sans que celui-ci s'en étonne vraiment beaucoup. le terme "volant" nous paraît plus digne de l'époque à laquelle se déroule l'action (le XIXème siècle) et sied aussi, par la grâce de l'objet, à celle qu'il désigne ici.

Eh ! oui, entre ses deux parents, qui commencent déjà à se haïr alors qu'elle a à peine quatre, cinq ans, Maisie n'est au mieux que l'accessoire d'un jeu qui sert d'exutoire à leur rage de se voir encore mariés alors qu'ils ne s'aiment plus et sous le prétexte inepte que, dans "leur" monde, on ne saurait divorcer sans rétrograder un peu, les hommes aussi, au niveau de la réputation, au pire qu'un prétexte qui légitime justement la haine qui s'est installée entre eux.

La cruauté, ici, est d'un niveau merveilleusement vénéneux et s'exprime en un langage exquis, artistement orné de fioritures, ampoulé, diront certains, et même incompréhensible pour les plus paresseux. Mais il s'agit également d'une langue, d'un style, d'une technique incroyables, telle une valse chamarrée qui prend lentement son essor pour se transformer parfois en un quadrille plus léger mais tout aussi inquiétant. Certaines figures, sur la fin, quand Maisie voit pour la dernière fois sa mère vieillie et prête à partir, selon ses dires, pour l'Afrique du Sud, tiennent presque du "cancan" déchaîné. "Cancan" déchaîné aussi lorsque Maisie reprend une expression favorite de sa belle-mère - son ancienne gouvernante, Miss Overmore, devenue la maîtresse de Beale Farange avant d'épouser celui-ci : "faire de la lèche." Il est rare, pour ne pas dire rarissime, que James rende ainsi quelque peu les guides à son style et ça ne dure jamais très longtemps, un clin d'oeil en somme, juste le temps de lui permettre de chuchoter à son lecteur : "Avez-vous vraiment compris ce que je cherche à vous expliquer ?" L'expression que je viens de citer, comme d'ailleurs l'apparition de la mère de Maisie, désignée comme "Madame" pour la différencier de son heureuse rivale, Miss Overmore, devenue la seconde Mrs Farange et qui a opté pour l'appellation de "Mrs Beale", plus simple, semble-t-il à ses yeux, se situent toutes deux à la toute fin du roman, quand James peut se permettre non de jeter le masque - enfin, les admirateurs des masques ne les jettent jamais, ils se contentent de les soulever parfois légèrement, d'une griffe ironique et souvent pleine de tristesse - mais de nous confesser que, avec lui, il faut compter au minimum deux degrés de lecture.

Certes, et bien que le roman s'écrive à la troisième personne du singulier, nous ne devrions en principe avoir sur cette histoire sinistre et, en vérité, obscène qu'un regard naïf et fortement perplexe : celui de Maisie. Mais James n'oublie pas qu'un enfant qui est censé être responsable de presque tous les maux sentimentaux (et sexuels) qui accablent ses parents, puis ses beaux-parents perd très vite sa naïveté au bénéfice d'une prudence de bon aloi. Si la perplexité est toujours là, l'instinct de conservation demeure et protège Maisie. Laquelle a également la chance de se découvrir un beau-père très sympathique, Sir Claude, sensiblement plus jeune qu'Ida, qui n'hésite pas à venir en personne la réclamer à son père biologique, coupable d'avoir dépassé de quelques mois le droit de garde de six mois qui lui est accordé chaque année par un juge salomonesque mais qui, en dépit de son souci personnel de protéger l'enfant, n'a pu tout lui épargner. Bien entendu, lorsque Sir Claude se présente, Beale Farange "n'est pas chez lui" et le tout nouveau beau-père est donc reçu par Mrs Beale sur laquelle il fait une grande impression. le lecteur a tôt fait de le saisir, tout comme il saisit immédiatement combien l'impression est réciproque.

Nous n'en sommes qu'au premier tiers du roman et vous avez déjà une assez bonne vision de l'intrigue. Une intrigue à laquelle le seul terme de "cruelle" ne suffit pas pour la qualifier : ajoutez-y des bouts de verre très pointus, des retournements, des mensonges, des non-dits infâmes, tout ce que les "grandes personnes" si bien éduquées dissimulent, au nom de convenances qu'elles-mêmes piétinent pourtant si allègrement, à une enfant innocente tout en ne cessant de lui répéter qu'elle est, par exemple, à l'origine du "rapprochement" entre Sir Claude et Mrs Beale - et par conséquent d'un conflit immonde.

Fillette comme adolescente, Maisie doit prendre sur elle toute la culpabilité d'adultes bien plus âgés et, en principe, bien plus responsables et avisés qu'elle. Et sans doute finirait-elle dans un plus triste état que nous ne le prévoyons sans la générosité innée de Sir Claude et la surveillance que, présente ou pas, acceptée ou pas par "Madame" ou par "Mrs Beale", ne cesse d'exercer sur son existence et plus encore sur la sauvegarde de sa pureté morale - en tous cas autant que le permettent les circonstances - l'inoubliable figure de Mrs Wix, humble et pauvre gouvernante qui remplaça un temps Miss Overmore, attirée par d'autres horizons et que "Madame" goûtait une véritable volupté à sous-payer.

Sir Claude a aimé Maisie parce qu'elle était une enfant et qu'il en aurait voulu un à lui. Il l'a vue grandir et a été, avec Mrs Wix, le premier à deviner la complexité, la finesse extrêmes ainsi que la fermeté hors du commun de son caractère. La voilà près de quinze ans et maintenant, il semble bien qu'il pourrait l'aimer d'une autre façon. Mais, en dépit des côtés indélicats et trop légers de sa nature - l'impossibilité qui est la sienne de s'arrêter de succomber aux charmes du jeu, de la vie mondaine, et des femmes, Mrs Beale la toute première ... - il refuse de sombrer intégralement dans l'ignominie. Aux "Je suis libre ! Libre !" lancés successivement par "Madame" enfin divorcée (de Sir Claude) et Mrs Beale, enfin divorcée, elle aussi, mais de Mr Farange, peut enfin succéder le pensif et mélancolique "Je suis libre !" d'une Maisie complètement abandonnée par ses parents - l'un en partance pour l'Amérique du Nord, l'autre pour l'Afrique du Sud - et qui sait bien que, très bientôt, Mrs Beale verra en elle une rivale.

Heureusement, Sir Claude s'engage à lui faire restituer la fortune qui lui revient et dont son père s'était emparé sans remords et il la confie à Mrs Wix. Toutes deux vivront ensemble dans un petit quartier correct, à Londres, et les frais supplémentaires resteront à la charge de Sir Claude. Celui-ci sait bien qu'il n'a rien d'un pilier mais, en cette occurrence, il sait aussi qu'il est le seul capable de donner à Maisie le plus ferme, le plus plus solide de pilier : la bonne Mrs Wix dont Mrs Beale se moquait jadis en affirmant qu'elle lui rappelait l'émouvante et pourtant parfois si comique Mrs Micawber de Dickens. Mrs Beale n'oubliait qu'un détail, mais quel détail : la formidable humanité du personnage ...

Et Sir Claude le fait, tirant ainsi son épingle du jeu, oh ! une épingle un peu tordue, certes, mais qui a gardé la nostalgie de sa droiture passée. Et n'est-ce pas là le plus important ? ... Pour être juste, mentionnons que la mère de Maisie s'était humiliée jusqu'à se rendre chez Mrs Wix pour la supplier, pendant son voyage en Afrique du Sud, de servir de gouvernante à son enfant. surtout si elle restait sous la coupe de Mrs Beale. Et maintenant, tirez de tout cela les conclusions que vous voulez : Henry James reste Henry James ... ;o)
Commenter  J’apprécie          64



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}