Lorsque disparaît le dernier de nos parents, le dernier de notre fratrie, nos souvenirs sont menacés par les vagues de l'oubli. Notre mémoire crie, pour ne pas être englouti par les flots. Cela faisait plus d'un an que la mienne résistait à la submersion en se gonflant d'importance. À se faire plus gros ce que le bœuf elle était en train de m'étouffer.
En écoutant Katell me conter les grandes lignes de la vie d'Alexandra, j'ai commencé à m'interroger sur mes vies manquées. Non pas dans le sens de vies ratées, bien au contraire, plutôt dans celui de vies auxquelles j'avais échappé, ce que j'aurais pu devenir si j'avais suivi, à chaque carrefour, la trajectoire la plus évidente.
J'avais compris avec le temps que ce que l'on prend pour de la sagesse n'est, au fond, qu'une certaine lassitude.
Depuis l'enfance, je n'avais connu qu'une perpétuelle insatisfaction, m'obligeant à écrire sans cesse pour vivre en parallèle d'autres vies que la mienne. Je me trouvais si insipide.
- Tout le monde subit la vie. La différence ne se situe que dans l'apparence, entre ceux qui se posent en victimes et ceux qui font semblant d'être les investigateurs de leur destin.
[...]Les femmes, les gardiennes de la terre. Les hommes, eux, s’étaient approprié le monde, on voyait ce qu’ils en avaient fait, un vaste dépotoir surpeuplé de gamins fabriqués à leur gloire. En désespoir de cause, ils nous ont appelées à la rescousse, pas tant pour nous confier le pouvoir, surtout pas, mais pour tenter de colmater les brèches. Et nous, gentiment tombions dans le panneau. Mangeons bio, vegan, protégeons la nature, comme si nos petites mains et petits estomacs pouvaient changer quoi que ce soit à l’appétit féroce des mastodontes de la prédation.
- N’est ce pas le principal, être content de sa vie ? N’est ce pas vers quoi la sagesse voudrait nous faire tendre ? A quoi cela sert-il d’être constamment insatisfait ?
- A s’améliorer, à prétendre à plus, à ne pas se laisser marcher sur les pieds.
Tout en possédant ce que j’avais souhaité, je désirais ardemment la liberté. Pourquoi ? Qu’en sais-je ? Je ne dois pas exclure mon fort instinct d’autodestruction. N’avez-vous pas remarqué, vous qui connaissez si bien l’humanité, à quel point l’humain s’acharne souvent à agir contre ses intérêts ? Le diable est bien peu de chose en comparaison.
- [...] Si l'enfer est quelque part, c'est bien sur terre ! s'est exclamée Hélène.
- Sartre.
- Non, l'enfer ce n'est pas les autres, l'enfer c'est une vie ratée.
- Qui peut se vanter d'avoir eu exactement la vie qu'il avait envisagée dans sa jeunesse ? ai-je fait remarquer. Personne. C'est comme écrire un roman, tu pars avec une idée, et lorsque tu arrives à la fin, tu te rends compte que le truc ne ressemble à rien de ce que tu avais prévu au départ.
- [...] Toutes les vies sont plus ou moins ratées, quel que soit le bout par lequel nous les considérons. Revenir en arrière ne change rien. Personne n'embrassera jamais toutes les connaissances du monde, personne n'éprouvera jamais tous les plaisirs convoités. La frustration, le regret, la nostalgie sont inhérents à la condition humaine.