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Critique de Dorian_Brumerive


Bien que le XIXème siècle ne sous semble pas si loin, il est néanmoins facile de se perdre désespérément dans des labyrinthes sans issue quand on veut savoir deux ou trois choses sur un auteur relativement obscur.
Même en ce siècle littéraire, quoique moins servi par la promotion qu'aujourd'hui, il s'est trouvé quelques remarquables talents pour passer inaperçus. Pour peu qu'ils n'aient pas eu à coeur de faire en sorte que leur biographie soit publiée, il ne reste d'eux au final que quelques volumes, un nom, et parfois les dates de naissance et de mort.
En ce qui concerne George Japy, il n'y a même pas de dates qui bornent son existence, et encore moins l'assurance qu'il s'agissait bien de son vrai nom. L'absence de "s" final au prénom George semble un hommage à peine voilé à George Sand. George Japy était-il le pseudonyme d'un homme ou bien d'une femme ? Et pourquoi pas d'un homme ET d'une femme ?
On peut extrapoler sans fin sur du vide, alors restons-en à ce que George Japy nous apprend de lui dans son roman : d'abord, c'est avant tout un érudit, passionné d'histoire, ouvertement monarchiste, et de plus, un véritable humoriste, pénétré d'humour anglais, du "nonsense" britannique auquel il rend hommage à deux ou trois reprises. C'est enfin une plume éminemment littéraire, chez laquelle on sent la forte influence de Charles Dickens et de George Sand, mais aussi d'écrivains plus acides, volontiers persifleurs. Il est à peu près certain que Georges Japy n'ignorait rien de Pierre Véron ou d'Eugène Chavette, bien qu'il se tienne loin de l'esprit républicain de ces deux humoristes.
Ce qui frappe chez George Japy, c'est ce style flamboyant et caustique, mondain mais amer, ironique mais d'une ironie volontiers malveillante, que l'on retrouvera quelques années plus tard chez Georges Courteline, Octave Mirbeau et Alphonse Allais. Comme ce dernier, George Japy jouit d'une extraordinaire liberté de style et de construction, abordant le roman comme un bavardage mondain, comme une conversation intérieure. George Japy est aussi capable – et il le prouve – d'interrompre brutalement son récit pour développer une réflexion quasiment philosophique, et le plus sérieusement du monde, sur un sujet parfaitement arbitraire. La différence de style entre ces réflexions argumentées, et le reste du roman, lequel s'apparente à une chronique mondaine cocasse et d'une superficialité assumée, me suggère l'éventualité d'un duo – ou plutôt d'un couple – d'écrivains. Mais la possibilité d'un seul génie bipolaire n'est pas exclue non plus.
En 1874 et 1875, George Japy a publié deux romans, en apparence plus sérieux, chez l'éditeur Alphonse Lemerre, puis enfin, en 1877, George Japy publie ce « Mademoiselle Baukanart » chez Georges Decaux, éditeur plus volontiers tourné vers l'humour et la satire. Ce sera apparemment son dernier livre, bien qu'il existe des traces de pièces de théâtre publiées – mais pas jouées – dans les années 1880.
Contre toute attente, ce fut ce troisième roman qui valut à George Japy sa plus grande postérité, bien qu'il n'y en ait eu qu'une seule édition, comme d'ailleurs de chacun de ses livres. le succès ne fut jamais vraiment au rendez-vous, mais ce roman semble avoir bénéficié, depuis un siècle et demi, d'un bouche à oreille constant dans le milieu bibliophile. Je m'en voudrais de briser une aussi longue tradition...
« Mademoiselle Baukanart » est cependant un livre difficile à raconter, d'abord parce qu'une grande partie de l'intrigue nous échappe. le lecteur est brutalement jeté en gare de Bruxelles, où un groupe hétéroclite de voyageurs farfelus attend son train pour les Flandres. Qui sont ces gens ? Comment se connaissent-ils ? le lecteur ne saura pas grand-chose d'eux, si ce n'est leurs noms et leurs apparences, parfaitement ridicules :
- L'amiral Percy Pickles (mot anglais pour "cornichons"), officier gallois de l'armée britannique fraîchement retraité, féru en anecdotes militaires, fétichiste des "négresses", et doté d'une exceptionnelle vision à 360°car ses deux yeux sont en permanence tournés dans des directions opposées;
- Gustave Bittermeineliebe (approximativement "S'il-te-plaît mon chéri" en allemand), surnommé "Le Poméranien" ( ?), joueur de clarinette ne connaissant qu'un seul air (« le Beau Danube Bleu »), accompagné de son épouse : deux jeunes mariés vulgaires et impudiques qui voyagent avec leur singe domestique, nommé Pipi, lequel a la curieuse manie de serrer la main des voyageurs à la manière franc-maçonne;
- Un touriste finlandais à la stature de colosse et à l'accent gascon, suite à un long séjour à Bordeaux (où par ailleurs on n'a jamais eu spécialement l'accent gascon) et dont le nom ne sera jamais prononcé, l'auteur le surnommant tour à tour le Finlandais, le Russe, le Prince Russe et le Cosaque;
- Lou Tseu-Tsin, bien vite surnommé Lou, un mandarin chinois en tenue traditionnelle, de caractère timide sauf quand il boit, et prolixe en proverbes et maximes balancés à tout bout de champ dans une conversation;
- Un chanoine en vacances, principalement occupé à boire dès qu'il se réveille et à s'endormir après avoir bu;
- Et enfin, le narrateur, dont on ne saura rien, sinon qu'il se juge très flatteusement au-dessus de cet équipage extraordinaire, qu'il ne peut cependant s'empêcher d'étudier avec la fascination d'un entomologiste. Cet alter-ego évident de l'auteur s'appelle Dupont de la Loire, mais son nom n'est cité qu'à peine à 5 ou 6 reprises dans tout le roman.
Tous ces gens se retrouvent lors d'une sorte de voyage organisé en direction des Flandres, mais dont les organisateurs sont perpétuellement absents, ce qui n'inquiète pas les voyageurs qui ne semblent pas en être à leur première virée, et se connaissent déjà tous, à part le couple Bittermeineliebe et le touriste chinois, qui sont des nouveaux venus.
Ce voyage en train part de Bruxelles, fait un arrêt d'une nuit à Bruges puis repart le lendemain pour Blankenberghe, une station balnéaire encore très populaire de nos jours, où les habitués ont leur pension favorite et leurs chambres réservées. Là, ils y retrouvent un autre habitué, un ami hollandais de Pickles, le Major van Baukanart, également officier en retraite, lui aussi truculent quoique parfois violent, car doté d'une jambe de bois qui l'amène à s'appuyer sur une solide canne qui, à tout instant, peut s'avérer une arme redoutable si on le contrarie.
La première partie du roman narre donc le voyage cocasse et truffé de gags délirants, parfois très pipi-caca, de ces vacanciers hallucinants et hallucinés, jusqu'à Blankenberghe. En parallèle à ces gags et à ce voyage, George Japy cumule les digressions, les ragots, les bavardages, les anecdotes incongrues ou ridicules, allant même jusqu'à communiquer au lecteur le fruit de sa longue discussion avec le cuisinier du restaurant de l'hôtel de Bruges, c'est-à-dire la recette authentique et intégrale du pot-au-feu, tel qu'on le cuisinait dans le Nord de la France et en Belgique dans les années 1870 ! Rien que pour ce document extraordinaire, la lecture de ce roman sera une curiosité pour tous les gastronomes.
Une fois arrivé à la pension de Blankenberghe, une surprise attend les voyageurs. Leur ami Baukanart n'est pas venu seul : il est accompagné par sa fille, Nina, à peine majeure, une ravissante demoiselle aux boucles blondes. Devant cette vision angélique, le coeur tout à fait vierge du mandarin chinois bondit dans sa poitrine. Il vient d'avoir le coup de foudre pour Mademoiselle Baukanart !
Tout le reste du roman narre les efforts titanesques du narrateur, Dupont de la Loire, et de son comparse l'amiral Pickles, pour transformer cette passion en un beau mariage international. Certes, le Major van Baukanart, au départ, n'envisageant certainement pas un chinois comme gendre, sent sa canne qui le démange, mais après avoir constaté que Lou est capable de vider une bouteille de vin en un quart d'heure sans vomir ni tomber évanoui, il se dit que, chinois ou non, cet homme possède les qualités essentielles pour faire un bon mari.
le vrai danger, en réalité, vient de Lou lui-même : cet étudiant n'avait jamais songé à l'amour, ni au mariage. La beauté candide de Nina van Baukanart le plonge dans un état d'exaltation extrême, aussitôt suivi de crises de larmes et de dépression, durant lesquelles il se sent persuadé de ne pas être digne d'une princesse aussi magnifique, se sachant handicapé par sa médiocre connaissance de la langue française, dès lors qu'il s'agit de dire autre chose qu'un proverbe.
le passage le plus édifiant de ce long chemin de croix vers la demande en mariage est le moment où il s'agit de séduire Nina en lui faisant un beau cadeau. Il se trouve que Nina aime les horloges à coucous. Lou, Dupont et Pickles cherchent donc un vendeur d'horloges à coucou. Pas facile à trouver dans une station balnéaire, aussi les trois lascars poussent secrètement la recherche jusqu'à Amsterdam, en empruntant une petite navette. Mais la beauté de la capitale hollandaise hypnotise quelque peu Dupont de la Loire et Pickles, qui accompagnent distraitement Lou chez les horlogers de la ville, mais le laissent seul face aux commerçants. Lou, on le sait, parle très mal le français, et c'est encore plus difficile à comprendre pour un hollandais. Spontanément, il demande :
- « Je cherche coucou. Êtes-vous coucou ? »
L'horloger croit saisir qu'on s'enquiert de la fidélité de son épouse. Il rassure le client, et lui fait comprendre que sa femme est exemplaire, mais que par contre, celle de l'horloger en face s'est donnée à tout le quartier et qu'il a peut-être ses chances. Lou ne saisit pas bien la réponse, mais il comprend qu'il faut aller en face. Il s'y rend donc, pose la même question à ce nouvel horloger, et obtient de lui la même réponse, si ce n'est qu'il renvoie Lou là d'où il vient. On est tous le "coucou" de quelqu'un, finalement.
de coucou en coucou, Lou tombe finalement chez un fermier qui, étant un célibataire, ne comprend pas la question de la même façon, et vend à Lou le genre de choses qu'on lui demande le plus souvent, c'est-à-dire un oeuf.
Lorsque Pickles et Dupont voient quel genre de "coucou" a ramené Lou, ils échangent un regard perplexe, mais après tout, peut-être n'y avait-il rien de mieux comme choix, et l'important est de ne pas rentrer les mains vides...
Durant le retour, chaudement protégé dans les mains de Lou, l'oeuf éclot et donne naissance à un petit poussin. Lou en pleure des larmes de crocodile, et parle de se jeter à l'eau, mais Pickles et Dupont parviennent à le convaincre, que finalement, c'est un bien meilleur cadeau pour une jeune fille.
de retour dans la pension de Blankenbirghe, où l'on s'inquiétait de la disparition soudaine des trois hommes, l'entrée de Lou et de ses acolytes, et son cadeau solennel du poussin à la jolie Nina, laquelle le prend entre ses doigts délicats et le caresse doucement, est assurément un évènement. Nina van Baukanart est jeune, mais son coeur féminin comprend l'universalité des symboles amoureux, et posant le petit poussin sur la table à côté d'elle, elle attend sereine la demande en mariage qui doit suivre. L'instant est particulièrement émouvant, chacun retient sa respiration. Seul Dupont remarque que le chat de la maison saute sur la table, attrape le poussin dans sa gueule, et s'en va le déchiqueter plus loin...
Bref, tout cela se termine par un beau mariage à la fin des vacances, et par une croisière jusqu'en Chine pour les deux jeunes mariés. le Major van Baukanart se sent ému comme jamais de voir sa fille s'en aller si loin, il se met alors à pleurer, et tandis que ses amis pleurent avec lui, il a alors un sursaut d'orgueil et déclare d'une voix tonnante :
- « Je ne pleure pas, je n'ai jamais pleuré. Je ne suis pas un capon. Je ne pleure pas, c'est le champagne qui me sort par les yeux ».
C'est ainsi – ou quasiment – que se termine – « Mademoiselle Baukanart » chez d'oeuvre méconnu d'un auteur inconnu, qui serait à inscrire au panthéon de notre littérature, s'il n'y avait ces longues et fielleuses pages sur la vilénie et la mesquinerie de la République. Nous étions alors en 1877, la IIIème République était solidement installée, et les monarchistes comprenaient enfin qu'ils ne reverraient jamais un roi monter sur le trône. Derrière l'humoriste bon vivant, la rancoeur haineuse perce hideusement, même si elle a parfois des arguments pertinents, qui se sont vérifiés depuis, sur la corruption des élus et l'instabilité d'un pouvoir continuellement changeant. Mais en l'occurrence, sans rapport direct avec le roman, ces longues digressions politiques, malgré l'habileté de George Japy à les souder le mieux possible à un récit tout en bavardages, alourdissent inutilement une farce fort amusante, très sympathique, prônant par ailleurs des idées assez progressistes et harmonieuses, notamment autour d'une union interraciale.
Cependant, « Mademoiselle Baukanart » est un livre qu'on lira, et même qu'on relira, sans déplaisir, tant il est lui-même un voyage d'agrément merveilleusement organisé, plein d'agréables surprises, baigné d'insouciance, de burlesque et d'humour british, et narré par un prosateur de grand talent, qui ne dût peut-être sa carrière avortée qu'à ses opinions trop radicalement exprimées.
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