Comment ne pas être à l'écoute de
Celle qui parle ? Être attentif à son histoire, à sa quête, à sa résilience, à sa parole qui rebondit avec des mots multiples... Ces mots appris d'une langue qu'elle ne connaissait pas, de plusieurs langues au gré des mots apprivoisés qui l'ont fait tenir debout malgré la violence, malgré les guerres et les invasions, malgré les visages différents qui vont chercher à l'étreindre de gré ou de force et qu'elle devra affronter...
En 1519, le territoire mexicain est un ensemble de villes et de villages habités par une mosaïque de peuples, de langues et de cultures différentes. Ce territoire est en proie à des luttes intestines entre ces différents peuples... Deux cultures ancestrales cohabitent et dominent les autres ethnies, elles s'affrontent violemment : les Mexicas plus connus sous le nom d'Aztèques, en pleine expansion avec une volonté de domination et les Mayas dont la culture est millénaire.
Ces ethnies pratiquent des langues ou des dialectes différents, qui renforcent leur division...
Elle s'appelle Malinalli. Elle est la fille d'un cacique déchu, originaire d'une ethnie nahua du golfe du Mexique et devenue esclave d'un cacique maya.
Elle deviendra plus tard l'une des plus grandes figures féminines de l'Histoire qui a façonné sa terre natale et qui deviendra le Mexique que l'on connaît aujourd'hui.
Elle s'appelle Malinalli, mais elle est plus connue sous le nom de la Malinche. C'est en quelque sorte son histoire que nous conte ici
Alicia Jaraba dans cet ample roman graphique de plus de deux cents pages, où l'autrice apporte à la fois le récit, le dessin et les mots, justement la force des mots qui vont façonner le destin exceptionnel de son personnage.
Dès les premières pages, nous découvrons Malinalli, toute jeune enfant et son histoire est déjà un récit douloureux, mêlé aux luttes tribales qui vont traverser les premières pages du récit.
Ce roman dit les humiliations que peut connaître une jeune fille esclave en 1519 en terre mexicaine et à travers ses blessures celles des peuples opprimés, envahis, où malheureusement la tragique et sanglante Histoire universelle nous montre que les femmes paient un lourd tribut, aujourd'hui encore...
La peur, la traque, la menace des sacrifices humains, les sévices sexuels qu'elle va connaître dès son plus jeune âge, sont dits ici, dessinés, avec suffisamment de force mais aussi avec la pudeur nécessaire, pour dire, juste dire, convaincre.
Malinalli va se relever fragile, blessée et tenir debout, continuer son chemin en tant qu'esclave, chercher à s'affranchir. Déjà par les mots...
Apprendre la langue de la domination, de l'invasion et de la conquête des autres sur sa terre natale.
Chaque fois qu'elle est enlevée, Malinalli apprend la langue de l'envahisseur... À la fin du récit, elle est encore une toute jeune femme qui sait parler quatre langues, dont l'espagnol, c'est dire son parcours rocambolesque.
Oui elle parle désormais l'espagnol, la langue d'un certain
Hernán Cortès, qui va profiter de la division des différentes ethnies en place pour servir le dessein de la couronne espagnole. Et Malinalli va lui servir de traductrice...
Il y a aussi une poésie onirique que nous enseignent les personnages attachants de ce récit et qui mêle ce que nous sommes avec ce que nous pouvons devenir un jour : l'eau, la pluie, la mer, un ruisseau, des nuages, des larmes...
Il y a aussi des situations croquignolesques où les conquistadors sont représentés comme des êtres grotesques, ridicules, nauséabonds, qui se grattent à cause de leurs puces ou de leurs poux, qui vont apporter des maladies...
Ce qui a poussé
Alicia Jaraba à aller vers ce personnage, c'est sa dimension controversée. Pendant des siècles, La Malinche fut perçue comme une traîtresse qui tourne le dos aux siens pour collaborer avec les conquistadors étrangers. Pourquoi a-t-elle agi de cette façon ? A-t-elle seulement eu le choix ?
Alicia Jaraba nous rappelle simplement ici que Malinalli devint esclave dès l'enfance et que son destin de femme en fut irrémédiablement forgé.
Je n'aime pas les personnages lisses, j'adore les personnages controversés.
J'ai aimé cette manière de traiter ce personnage, non pas de le construire car il existait déjà, mais à partir de son histoire dans laquelle sans doute il y avait des vides à combler, elle façonne la matière d'un récit touchant, donnant vie, humanité à ce magnifique personnage féminin dont le destin, rappelons-le, s'est forgé malgré elle en subissant en tant qu'esclave des outrages barbares innommables.
Apprendre la langue de l'autre, celui qui n'est pas un ami, celui qui vous veut du mal, cherche à vous dominer, vous posséder, qui cherche à anéantir votre liberté, votre dignité.
Il y a une intelligence qui se glisse avec délice dans les pages de ce livre, disant qu'apprendre, c'est aussi une forme d'émancipation, un pouvoir quelque part à prendre...
Le dessin d'
Alicia Jaraba sert à merveille le propos du récit. Les couleurs sous le ciel du Mexique de 1519 sont flamboyantes. J'ai senti dans ce magnifique dessin le poids du soleil, l'attente de la pluie, l'attente parfois terrifiée de Malinalli sur une paillasse sous une tente partagée avec les gestes et l'odeur qu'elle n'aime pas...
Malinalli a brusquement incarné à mes yeux ces femmes martyrisées par les guerres anciennes et celles d'aujourd'hui, la brutalité animale de ces soldats qui éventrent des portes, entrent sur des territoires intimes, et puis les violent, parfois devant leurs enfants muets, mutiques... J'ai mal pour cela...
Celle qui parle m'a touché avec ses mots et sa manière si belle aussi qu'elle a de se taire lorsqu'elle aime enfin.
Le livre est à lui seul un très bel objet.
Je remercie Babelio et les éditions
Grand Angle de m'avoir fait découvrir ce roman graphique dans le cadre d'une Masse Critique privilégiée.
SOS amor
SOS amor
SOS amor
Tu m'as conquis j't'adore
Tu m'as conquis j't'adore