Comme à travers un épais brouillard, je l'ai vu debout sur le seuil. Mes paupières se sont alourdies, on aurait dit qu'un poids les accablait. Si j'avais su que les secondes étaient les dernières qui me restaient avec mon père, j'aurais davantage résisté. J'aurais essayé de capturer son image plus longtemps.
En parlant de l'odeur des livres.
Elle attestait des innombrables histoires qui sommeillaient sous les couvertures en attendant d'être lues. Telle une substance attirante, une mystérieuse phéromone favorisant la rencontre entre le bon lecteur et le bon livre.
Mais pour revenir à ta question, bien sûr que certains Libanais s’opposent à l’afflux de réfugiés. Les Syriens restent un sujet sensible dans ce pays. Voilà moins de dix ans que leurs soldats sont partis, et maintenant ce sont leurs civils qui arrivent. L’armée syrienne n’est pas franchement appréciée par ici. Pour une bonne partie des Libanais, les Syriens représentent des années d’oppression et de brimades. Sans compter qu’il est tout à fait plausible que les Syriens aient assassiné Hariri, l’affaire n’est pas encore résolue. Nous aimions tous Hariri. Le gouvernement libanais est divisé en deux camps : d’un côté les sunnites et les chrétiens, de l’autre le Hezbollah. Les sunnites fournissent des armes et des munitions à l’opposition en Syrie, tandis que le Hezbollah la combat au côté d’Assad. Tu comprends ? Au fond, la guerre civile libanaise s’est déplacée de l’autre côté de la frontière. Tu vois toujours les mêmes aux informations, couchés sur des couvertures dans des camps et ainsi de suite. Mais il y a aussi quantité de riches Syriens qui ont fui et louent des étages entiers d’hôtels, ainsi que ces penthouses que tu vois ici.
Il pointe du doigt les immeubles en face de nous.
– Ils sont nombreux, mais ils n’apparaissent pas dans les statistiques des réfugiés. Ces Syriens appartiennent à une autre catégorie. Pour eux, c’est aussi simple que s’ils rentraient chez eux.
– Chez eux ?
– Beaucoup de Syriens considèrent le Liban comme une partie d’une grande Syrie. À leurs yeux, nous ne sommes jamais devenus indépendants. Si tu les interroges, ils te disent qu’ils se sont juste un peu rapprochés de la mer.
Le destin nous brise comme du verre
et personne ne peut recoller les morceaux.
- Une Sri-Lankaise, explique t-il. C'est l'usage dans les classes supérieures libanaises. Il hausse les épaules.
- Ça a commencé dans les années cinquante et soixante, quand le pays prospérait, surtout du point de vue économique. Aujourd'hui encore, quand on a un certain standing, il faut avoir une domestique. La plupart venaient du Sri Lanka, autrefois. Du coup, forts de l'indécence que procure l'argent, les riches en ont fait une expression courante. Je conduisais un homme d'affaires un jour, et sais-tu ce qu'il m'a dit ? "Nous avons maintenant une Sri-Lankaise qui vient d'Angola" Invraisemblable, pas vrai ?
Un départ peut être triste, car ce qu'on quitte est trop précieux et important pour qu'on ne le regrette pas. Et un départ peut être joyeux, car ce qui vous attend est une promesse si radieuse qu'elle n'éveille pas la tristesse mais une joie anticipée. La vie regorge de départs. Et à chacun d'eux, le sentiment qu'on éprouve est différent.
Comme toujours quand il parlait du Liban, sa voix était chargée de nostalgies secrètes, vibrante de la même émotion que s'il parlait d'une bien-aimée qu'il regrettait terriblement.
Et un départ peut être joyeux, car ce qui vous attend est une promesse si radieuse qu’elle n’éveille pas la tristesse mais une joie anticipée. La vie regorge de départs. Et à chacun d’eux, le sentiment qu’on éprouve est différent. C’est la raison pour laquelle on s’autorise à employer ce mot au pluriel. En revanche, c’est toujours au singulier qu’on parle du retour. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas plusieurs façons de rentrer vraiment chez soi.
Tous voulaient obtenir son amitié, entrer dans son orbite. On aurait dit que tout lui était dû. Elle parcourait les couloirs avec une aisance impressionnante, les yeux reflétant cette assurance arrogante que les parents inculquent à leurs enfants à force de les placer au centre de l'univers.
De nombreux réfugiés libanais s'étaient regroupés en fonction de leur confession, si bien que le gymnase reflétait les mêmes divisions que les rues de Beyrouth : les musulmans à gauche, le chrétiens maronites à droite. Tous se renvoyaient mutuellement la responsabilité de leur situation. C'était la faute des autres s'ils avaient tout perdus, s'ils s'étaient enfuis et devaient maintenant vivre dans ce gymnase.