Citations sur L'Analphabète qui savait compter (95)
Selon l’avocat d’Engelbrecht Van der Westhuizen, la fille noire s’était jetée sur la chaussée et son client avait tenté par tous les moyens de l’éviter. En conséquence, la responsabilité de l’accident incombait à la fille, pas à lui. L’ingénieur Van der Westhuizen était une victime. Par ailleurs, la Noire marchait sur un trottoir réservé aux Blancs.
L’avocat commis d’office de Nombeko ne plaida pas, car il avait oublié de se présenter au procès. Quant à l’intéressée, elle préféra garder le silence, surtout parce qu’elle avait une fracture de la mâchoire, ce qui lui coupait l’envie de parler.
Ce fut donc le juge qui prit sa défense. Il rappela sèchement à M. Van der Westhuizen qu’il avait dans le sang au moins cinq fois la dose d’alcool tolérée et que les Noirs avaient évidemment le droit de circuler sur ce trottoir, même si cela paraissait inconvenant. Mais si la fille s’était précipitée sur la chaussée – un point qui ne prêtait pas à discussion puisque M. Van der Westhuizen affirmait que c’était le cas – une grande partie de la responsabilité revenait alors à Nombeko.
Juste avant le tournant du siècle, un fils naquit, mais il fut officiellement déclaré mort à la naissance. A la suite de cet événement, l’épouse de Gustaf se convertit au catholicisme et partit en Angleterre pour devenir nonne. Ses possibilités d’avoir d’autres enfants diminuèrent alors de manière drastique.
Le chef du peuple basotho, Son Excellence Seeiso, ne voyait pas l’intérêt de laisser baptiser ses sujets, même s’il comprenait que son pays avait intérêt à s’attirer les bonnes grâces de l’Occident en cas de problèmes. Quand les missionnaires, à l’initiative de Thabo, proposèrent des armes en échange du droit de distribuer des bibles, le chef mordit directement à l’hameçon.
Les armes tenaient les ennemis à distance tandis que les exemplaires du livre sacré étaient brûlés par les habitants des montagnes frigorifiés. De toute façon, ils ne savaient pas lire. Quand les missionnaires s’en aperçurent, ils changèrent de stratégie : ils érigèrent en un temps record une longue rangée de temples chrétiens.
A mesure que Nombeko grandissait, elle vidait davantage de tonneaux, et son salaire se mit à couvrir d’autres besoins que le solvant. Sa mère put donc compléter sa médication journalière avec des cachets et de l’alcool. Sa fille, qui se rendait compte que cela ne pouvait pas continuer ainsi, expliqua à sa mère qu’elle devait choisir entre le sevrage et la mort.
Sa mère acquiesça ; elle avait compris.
Il y eut foule à ses funérailles. En ce temps-là, de nombreux habitants de Soweto se consacraient principalement à deux activités : se suicider à petit feu et rendre un dernier hommage à ceux qui venaient de réussir
Le nouveau chef des latrines du secteur B de Soweto n’avait jamais pu aller à l’école. Cela était dû au fait que sa mère avait eu d’autres priorités, mais aussi parce que Nombeko avait eu la malchance de naître en Afrique du Sud, qui plus est au début des années 1960, époque où les dirigeants politiques considéraient que les enfants comme Nombeko ne comptaient pas. Le Premier ministre d’alors s’était rendu célèbre avec une question rhétorique : pourquoi les bronzés devraient-ils aller à l’école alors qu’ils n’étaient de toute façon bons qu’à porter du bois et de l’eau ?
En l’occurrence, il se trompait, puisque Nombeko ne portait ni bois ni eau, mais de la merde. Pour autant, rien ne laissait penser que cette gamine fluette allait grandir et fréquenter des rois et des présidents. Ou terrifier des nations. Ou influencer l’évolution du monde au plus haut point.
Si elle n’avait pas été ce qu’elle était.
Mais elle l’était.
Entre autres choses, c’était une enfant travailleuse.
Puis l’agent se tourna vers le chef limogé.
— Nous avions dit trois mois de salaire en échange de trois candidats, donc, un seul mois car une seule candidate, auquel je soustrais un mois de salaire pour avoir été incapable de dénicher autre chose qu’une gamine de douze ans.
— Quatorze, le corrigea l’intéressée.
Piet du Toit s’en alla sans les saluer, le garde du corps deux pas derrière lui.
La fille qui venait de devenir le chef de son chef le remercia de son aide et l’embaucha sur-le-champ comme bras droit.
— Et Piet du Toit alors ? s’inquiéta son ancien chef.
— Nous changerons simplement ton nom. Je suis sûre que le préposé est incapable de faire la différence entre deux nègres, répliqua la gamine de quatorze ans qui en paraissait douze.
D'une certaine manière, les videurs de latrines du plus grand ghetto d'Afrique du Sud étaient bien lotis.
"La vie n'a pas besoin d'être simple, du moment qu'elle n'est pas vide de contenu"
Lise Meitner
La directrice avait-elle été roulée dans la farine ? S'il y avait bien deux choses qu'elle détestait, c'était son ex-concubin et être roulée dans la farine. Évidemment, être roulée dans la farine par son ex-concubin avait été le pompon, mais cette tromperie-ci était quand même dure à avaler.