Cela ne m'a pas conduit aux portes des clubs prestigieux mais aux grilles des petits stades anonymes, j'ai appris à raser les murs,attendant vainement de lever les bras au ciel en courant, un maillot trempé de sueur brandi vers une foule en liesse.
(...) nous en étions simplement à rêver de jouer avec un bon ballon et de pouvoir un jour prendre soin de nos parents [au Mali] en les aidant à vivre décemment. Même si pour eux, au fond, footballeur, c'était un travail comme un autre. Il n'y avait qu'une manière de leur faire plaisir. Réussir. Et, très vite, envoyer de l'argent à la famille, comme le faisaient les oncles balayeurs, les cousins cuisiniers ou manutentionnaires. (p. 47)
On doit parler de moi là-bas, avec des remords dans la voix, ou même de la colère, contre cet incapable parti en France dilapider l'argent de toute une famille, ruiner pour des générations ceux qui avaient mis dans l'affaire des économies amassées à la sueur de leur front. A leurs yeux, je ne suis plus qu'un renégat, un fils indigne, dont il faut prononcer le prénom en prenant soin, aussitôt, de cracher par terre, comme pour éloigner le démon, le visage du malheur. Mais d'autres, ailleurs dans la ville, amasseront encore des liasses de billets pour une tontine qui emportera à nouveau un garçon aux pieds agile, à la tête légère, vers le mirage qui m'a conduit là. Celui-là, un jour d'abandon, ne voudra plus donner de nouvelles à sa famille, se disant comme d'autres, au bout du compte : "Je préfère qu'ils me croient mort".
Quinze ans que je survis ici, sous prétexte que je suis le meilleur forgeron de la communauté. C'est bien assez, quinze ans ! J'aurais dû rentrer au pays, non ? Vous ne répondez pas, mais c'est stupide. J'ai des économies pour vivre dignement là-bas. Je pourrai acheter un âne, une cabane, et vendre des fruits ou du poisson, mais je suis trop con, trop con, comme disent les Français. C'est pour ça que je reste là à vieillir, pendant que mes enfants grandissent sans moi. (p. 60-61)
De l'autre côté du périphérique, il y a le stade Ladoumègue et son gazon. C'est là que viennent traîner tous les échoués,ceux qui gardent pourtant l'espoir d'entrer enfin dans la lumière, de toucher ce rêve qui a pris jour là-bas, sur les sols de glaise collante les jours de pluie, sur la latérite rouge par les grandes chaleurs.
Eh, oui, on peut aimer la France, mais on ne peut pas l'obliger à nous aimer !
Depuis des jours et des jours, nous n'avions en tête que cette quête, le rêve du ballon rond, qui nous empêchait de voir le monde et nous lestait le pied comme un boulet. (p 52)
J'avais gardé en moi, intacte, cette idée de vivre de mes pieds, comme mes parents m'avaient fait vivre de leurs mains et de leurs dos ployés sous le fardeau. (p. 72)
Rien à voir avec ces faces de blancs dont je commençais à me méfier, même si je me refusais encore à voir en eux de vulgaires marchands d'enfants, des gens à la recherche de l'oiseau rare ayant pour unique but de toucher le pactole que nous représentions.
J'avais gardé en moi, intacte, cette idée de vivre de mes pieds, comme mes parents m'avaient fait vivre de leurs mains et de leurs dos ployés sous le fardeau.