Citations sur Vie et mort de Vernon Sullivan (16)
Il lui faut donc négliger l’acharnement de la presse, les attaques du Cartel d'Action Sociale et Morale, et les risques d’un procès à venir; faire fi de son éviction de chez Gallimard et de son incapacité à se faire accepter par le milieu littéraire de Saint-Germain; négliger son cœur malade et sa vie de condamné; oublier, enfin, les échecs pathétiques de Vercoquin et le Plancton puis de L'Écume des jours, inlassablement ignorés par la presse et les libraires. p. 100
La nuit, il se lève pour s'enfermer dans la salle de bains, reste là, debout et immobile, fixe longuement son reflet dans le miroir comme s'efforçant à résoudre un problème insoluble.
Les voilà d’ailleurs, coupes à la main et fourberie plein la bouche, songeant à l’épatante mystification de Pierre Louÿs: Bilitis, jeune poétesse grecque de l'antiquité dont il prétendit avoir traduit les poèmes érotiques, écrits parfaitement fallacieux pour lesquels il produisit, afin de berner jusqu'aux plus grands spécialistes, des extraits non-traduits et des références bibliographiques imaginaires — stratagème dont il nous faudra reparler plus tard.
Puis, c'est au tour de Mérimée, que Georges, entre deux gorgées de pétillant, évoque avec amusement: celui-là, soucieux de se faire passer pour une autrice de théâtre espagnole, alla jusqu’à se grimer en femme sur quelque photographie afin d’assurer le subterfuge.
Mais nos amis savent aussi les erreurs à éviter.
Comme ces Lettres à sa fille de Calimity Jane, sorties cinq ans plus tôt; œuvre dont l'authenticité vint se fracasser contre l’analphabétisme vraisemblable de sa soi-disant autrice.
Le canular, en vérité, est un jeu sérieux.
Qu'il s'agisse de garder le secret, d'organiser la sortie du roman ou de préparer l'appétit de la presse pour le scandale à venir, Boris et Jean savent le travail immense qui les attend encore, Ils savent aussi les inévitables interrogations, les critiques et les suspicions que pourrait engendrer le succès. Le moment n’est ni à l'improvisation ni au dilettantisme.
Mais enfin, commençons tout de même par fêter ça; on aura bien le temps de se mettre au travail plus tard. p. 47
À sa grande satisfaction, tous les ingrédients d’un succès annoncé sont réunis: titre provocateur, omniprésence de violence, de beuveries et de pornographie, dénonciation des mœurs et du racisme de l’ Amérique — thème d'autant plus osé que les États-Unis, et ce malgré la ségrégation raciale, l’anticommunisme ou la pratique assumée de la censure, jouissent à cet instant précis de l'Histoire, faut-il le rappeler, de l’honneur d’avoir libéré la vieille Europe du joug nazi. Et pour ne rien gâcher, l’aura mystérieuse d’un auteur inconnu, impalpable, interdit.
Tout cela augure du coup le plus parfait. p. 46
Il suffirait, détaille-t-il d'un air docte, d'inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr. Admettons maintenant que ses textes – plein de sexe de violence -, à défaut de sortir aux États-Unis, trouvent en France un éditeur assez farfelu pour les publier. Disons, par exemple, les Éditions du Scorpion – chez qui la publication de littérature inconvenante passe pour une occupation respectable. Eh bien nous aurions là tous les ingrédients pour fabriquer notre best-seller.
Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l'absurde ni l'ironie de la manœuvre, Boris, dans un sourire, propose d'endosser le rôle de traducteur.
Il en a eu l'intuition dès le début de la lecture du manuscrit, devinant derrière cette vengeance, celle de Vian lui-même envers le monde littéraire. Il a tiqué sur les nombreux passages égratignant le milieu, tournant en ridicule l'écriture de ces livres à scandale dans lesquels des Noirs couchent avec des Blanches, et plus encore la naïveté de ceux qui se ruent sur ce genre de sottises.
Ma main s'est refermée sur sa gorge sans que je puisse m'en empêcher», titre ainsi Libération, citant un extrait du livre. À quoi l'auteur de l'article ajoute: « Ayant lu ces mots Edmond a étranglé Marie Anne», laissant peu de doute quant aux torts du romancier et de la littérature dans l'affaire - avec un tel niveau d'investigation, nul besoin de procès. France Dimanche, adepte des attaques les plus violentes, qualifie carrément Vian « d'assassin (par procuration) », comme on s’en prendra plus tard à Salinger, à tous ces lâches criminels cachés derrière leur machine à écrire, puis à la musique rock, aux dessins animés japonais, aux jeux vidéo...
À cette ambiance délétère, ajoutons la médiocrité affligeante de la plupart des papiers, prêtant ici à Kafka la paternité de l'ouvrage incriminé, égratignant là les noms des protagonistes, affabulant un détail macabre afin de corser le récit, ou ne résistant pas, tandis que l’étrangleur est retrouvé pendu dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye, à l'idée d'un bon mot: «Edmond Rougé n'ira pas cracher sur la tombe d’Anne-Marie Masson.» Autant d'idioties qui ne sont pas pour rassurer Boris.
Ne manque plus que le retour des attaques de Daniel Parker — ça ne devrait plus tarder —, dont on imagine sans peine La délectation devant pareil spectacle. p. 93
Pour ne rien arranger, la première face du 78 tours arrive à sa fin et précipite l'appartement dans le silence.
Il se lève pour retourner le disque sur le pick-up, revient à son baquet et, pour distraire son esprit, armé d'un savon de Marseille, frotte entre les orteils avec vigueur, s'attaque ensuite au dessus et à la plante de ses pieds, termine par le talon sans rien perdre de son ardeur. Afin d'éroder ce qu'il reste de callosités, il se sert d'une pierre ponce, et cure enfin ses ongles à l'aide d'une brosse imprégnée de jus de citron.
Si l'opération lui confère une hygiène podale irréprochable, elle concourt par-dessus tout à l'apaisement de ses angoisses ; méthode à ce point infaillible qu'il la privilégie même à la lecture de Montherlant ou l'ingurgitation de tartines au beurre nappées de sucre de raisin.
Je vais te le faire, moi, ton best-seller ! Et sûr de son coup, il parie qu'il peut boucler ça en dix jours.
On sait Boris loufoque et un peu porté sur l'exagération.
Ce n'est pas la première fois qu'il s'emballe. Mais son idée n'a rien d'un gag, jure-t-il. Il a même une vision assez précise de ce qu'il conviendrait de faire.
Il suffirait d'inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr.
Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l'absurde ni l'ironie de la manœuvre, Boris, dans un sourire, propose même d'endosser le rôle de traducteur.
On se serre la main, s'embrasse; on n'ira pas jusqu'à ouvrir le champagne, il n'est que 10h30. Mais le pari est lancé.
Ces règlements de compte pourraient passer pour inutiles ou préjudiciables. D'aucuns trouveront cela parfaitement puéril, ou un rien trop agressif. N'empêche, remarque Boris, ça fait vachement de bien.
(...)
Aussi désastreuses soient les conséquences de cette attitude, on jurerait pourtant qu'il maîtrise la situation.