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EAN : 9782363391940
176 pages
Finitude (22/08/2023)
3.94/5   57 notes
Résumé :
Un soir d'été de 1946, Boris Vian parie avec son éditeur qu'il peut écrire un "bestseller américain" qui trompera les critiques. Ce sera J'irai cracher sur vos tombes, qui paraît sous le nom de Vernon Sullivan dans une "traduction" de Boris Vian. Le livre fait scandale. Dans les caves de St-Germain, on s'interroge et Vian jubile. Hélas, en parallèle, la carrière d'écrivain de Boris ne décolle pas.
L'Ecume des jours est un échec alors que le public redemande d... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (21) Voir plus Ajouter une critique
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Boris Vian et son double

Dimitri Kantcheloff retrace la vie d'un auteur américain qui n'a jamais existé. Vernon Sullivan est l'invention de Boris Vian, mais cette création va faire bien des ravages dans la France de l'après-guerre. Il secoue le milieu littéraire et les pères la vertu. Et mange la vie de son créateur.

C'est l'histoire d'un employé de l'Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton qui rêve de gloire. C'est l'histoire d'un écrivain sur lequel mise son éditeur, mais qui tarde à rencontrer le succès. C'est aussi le résultat d'un défi lancé un peu trop vite à Jean d'Halluin qui dirige les éditions du Scorpion, celui de lui écrire en dix jours le roman qui va s'arracher dans les librairies. Son idée? «Il suffirait, détaille-t-il d'un air docte, d'inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr. Admettons maintenant que ses textes — pleins de sexe et de violence —, à défaut de sortir aux États-Unis, trouvent en France un éditeur assez farfelu pour les publier. (...) Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l'absurde ni l'ironie de la manoeuvre, Boris, propose aussi d'endosser le rôle de traducteur.»
Voilà comment un jour de 1946 naît Vernon Sullivan. Et comment Boris Vian essaie de se relancer après les échecs commerciaux de se premiers livres parus chez Gallimard, Vercoquin et le Plancton et L'Écume des jours pour lequel il espérait la consécration d'un Prix littéraire qui ira finalement à un illustre inconnu.
Chose promise, chose due. En moins de deux semaines le manuscrit de J'irai cracher sur vos tombes est prêt.
Avec son éditeur, Jean d'Halluin, ils mettent tous les ingrédients nécessaires à faire le buzz, comme on ne disait pas encore à l'époque: «titre provocateur, omniprésence de violence, de beuveries et de pornographie, dénonciation des moeurs et du racisme de l' Amérique — thème d'autant plus osé que les États-Unis, et ce malgré la ségrégation raciale, l'anticommunisme ou la pratique assumée de la censure, jouissent à cet instant précis de l'Histoire, faut-il le rappeler, de l'honneur d'avoir libéré la vieille Europe du joug nazi. Et pour ne rien gâcher, l'aura mystérieuse d'un auteur inconnu, impalpable, interdit.»
Les ventes sont pourtant assez décevantes. Mais c'est sans compter sur Daniel Parker. le secrétaire général du Cartel d'Action Sociale et Morale entend faire interdire le livre en dénonçant l'outrage, les excès et la pornographie. Dès lors la presse va s'emparer de l'affaire et faire ses choux gras de ce combat, se ralliant en grande majorité à la thèse de la liberté d'expression de l'auteur et à la liberté des lecteurs de juger sur pièces.
Ce qu'ils vont faire avec voracité. Il faudra réimprimer. Déjà Vernon Sullivan s'attelle à un second roman.
C'est la fête à Saint-Germain-des-Prés. Aux côtés de Sartre et Beauvoir, mais aussi des zazous et des jazzmen, Boris Vian fête son succès, même si ses médecins lui ont conseillé de réfréner ses ardeurs en lui annonçant que son coeur ne tiendrait plus très longtemps le rythme endiablé qu'il lui impose. Face à cette dramatique échéance Boris Vian – et son double – fourmillent de projets. Des romans à écrire, des paroles de chanson, une adaptation au théâtre de J'irai cracher sur vos tombes, peut-être même un film. Et au milieu de cette effervescence, n'oublions pas le tribunal. Car Daniel Parker n'a pas renoncé à faire condamner ce Vernon Sullivan dont de plus en plus de critiques commencent à douter de l'existence.
Bien documenté, Dimitri Kantcheloff réussit fort bien à rendre l'ambiance de l'époque, allant jusqu'à utiliser le vocabulaire en usage durant ces années d'après-guerre, et à montrer combien la société aspirait à davantage de liberté. C'est sur des airs de Duke Ellington que se joue le drame de Boris Vian.
Inspiré par la trilogie biographique de Jean Echenoz avec Courir, consacré à Emil Zátopek, Ravel et Des éclairs, qui retrace le parcours de Nikola Tesla ainsi que par Les trois jours dans la vie de Paul Cézanne de Mika Biermann et aussi par le Limonov d'Emmanuel Carrère, cette biographie romancée confirme le talent de l'auteur après Supernova qui était paru en 2021.

Lien : https://collectiondelivres.w..
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L'histoire est connue (du moins des amateurs de Boris Vian). En 1946, Jean d'Halluin, récent fondateur des éditions du Scorpion, peine à rentabiliser sa maison d'édition. Il s'en ouvre à son ami Boris Vian qui vient d'essuyer un vrai revers littéraire avec « L'écume des jours » pressenti pour le Prix de la Pléiade finalement accordé à un autre romancier. Jean d'Halluin sait qu'un bon roman noir américain avec juste ce qu'il faut de violence et de sexe serait de nature à renflouer ses caisses vides. Boris Vian se fait fort de lui en écrire un en huit jours et si « J'irai Cracher sur vos tombes » lui a finalement demandé quinze jours, le sujet (la vengeance d'un métis sur la bonne société américaine blanche et puritaine de l'après-guerre) porte en lui le parfum de scandale que recherchait l'éditeur. Publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan et officiellement traduit par Boris Vian, le roman connait un relatif succès et suscite l'indignation des ligues de vertu qui réussiront à le faire interdire en 1949. Tout en travaillant à une fausse version originale de « J'irai cracher sur vos tombes » (pour désamorcer les suites judiciaires), Boris Vian écrit le second roman de Vernon Sullivan, « Les morts ont tous la même peau »
L'ouvrage de Dimitri Kantcheloff nous immerge avec bonheur dans l'atmosphère du Paris des années d'après-guerre et nous offre une version romancée d'un épisode important de la (courte) vie de Boris Vian. du café de Flore à l'appartement de la rue du Faubourg-Poissonnière, on devient intime du couple Boris et Michelle Vian. On est surtout plongé au coeur de l'affaire Vernon Sullivan tant sur l'aspect manipulation des lecteurs et de la presse que sur les retombées judiciaires initiées par le Cartel d'Action Sociale et Morale (tout un programme). L'écrivain est solide mais l'homme est fragile et on suit avec anxiété l'évolution de la santé de facétieux joueur de trompinette qui abuse un peu de l'alcool et des nuits blanches. Boris Vian souffre de l'insuccès de ses écrits sous son nom mais aussi des excès du scandale Vernon Sullivan qui le poursuivront jusqu'à sa mort en juin 1959, le soir de la première diffusion du (mauvais) film inspiré par « J'irai cracher sur vos tombes ».
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Pari.
Gageure.

Et Paris découvre « J'irai cracher sur vos tombes » d'un certain Vernon Sullivan, traduit par le facétieux Boris Vian (observez la fin du nom Sullivan).

Saint-Germain des Prés.
L'après-guerre, un souffle nouveau.
Des noms : Sartre, Beauvoir, Gréco, Mouloudji…
Des lieux : les célèbres caves.
De la musique : jazz, trompette.

Des auteurs, des livres, des rêves de gloire littéraire, rêve bafoué pour Boris Vian par le refus du Prix de la Pléiade et un auteur brisé, envahi par la rancune et la maladie qui le condamne.

Il vit intensément.
Il est connu pour son esprit revendicatif, potache, inventif.
Il brûle et sera brûlé.

Un canular sollicité par un jeune éditeur Jean d'Halluin et tout va basculer.
Alors que la presse ignore ses propres romans, Boris Vian va être la victime d'un « jeu » malsain qui le piègera jusqu'à passer en justice.

Le monde littéraire suspectera rapidement la supercherie et le livre violent, choquant pour les bien-pensants se vendra largement.
D'autres suivront, la supercherie se poursuivra…

C'est cette période que Dimitri Kantcheloff nous raconte.

Des jeunes en quête d'une nouvelle existence, des regroupements au Flore autour des philosophes, des amours qui se défont, des sons, un Boris Vian en recherche continuelle, tour à tour désespéré et créatif, en attente de reconnaissance littéraire et une volonté de fuir ce Sullivan qui lui croque ses propres écrits.

Des pseudonymes en quantité, celui qui nous occupe reste prépondérant dans l'histoire d'un Boris Vian dont les textes et chansons continuent à se lire et marquer les esprits.

L'auteur s'immisce en ces moments particuliers et douloureux de l'auteur jusqu'à cette mort qui l'emporta après la diffusion du film où il ne voulait pas voir son nom figurer.
Dimitri Kantcheloff réussit à transmettre, à rendre perceptible l'angoisse d'un homme dévoré par un double : Vernon Sullivan dont il voulait se défaire et la déception et l'intensité presque destructrice que fut la vie de Boris Vian, le multiple.





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"Le canular, en vérité, est un jeu sérieux" mais certainement pas ennuyeux comme le démontre avec brio Dimitri Kantcheloff dans ce court roman au rythme virevoltant dans lequel il fait revivre toute une époque. Son héros s'appelle Boris Vian, jeune écrivain amoureux de la vie et pressé d'en profiter au maximum avant que son coeur diagnostiqué fragile ne décide de le lâcher. Des nuits passées dans les boîtes de jazz de Saint-Germain-des-prés, un boulot alimentaire, des romans qui ne rencontrent pas leur public... Et puis ce pari fou lancé à la face de son éditeur : il va écrire un roman américain, les critiques n'y verront que du feu, le public va adorer et en plus il va l'écrire en 10 jours. Voilà comment est né Vernon Sullivan, auteur de J'irai cracher sur vos tombes qui fera scandale à sa sortie et qui phagocytera la vie et le destin de Vian dont les romans signés de son patronyme ne se vendent toujours pas. Il y a là tous les éléments pour inspirer un romancier. Dimitri Kantcheloff en fait quelque chose de joyeusement vivant. La personnalité de Vian, un hyperactif prolifique aide à imprimer un tempo endiablé, le sens de la formule de l'auteur fait le reste. Il parvient à trouver la bonne distance pour englober l'atmosphère de l'époque peu encline à la bagatelle et l'esprit frondeur des mouvements artistiques. La supercherie littéraire est assez savoureuse en elle-même, Dimitri Kantcheloff en profite pour moquer gentiment l'esprit guindé vertueux des années 50 - Vian se vit tout de même intenter un procès -, explorer le petit monde de l'édition et remettre un coup de projecteur admiratif sur son auteur. Sans oublier une légère touche d'humour sans laquelle tout ceci n'aurait jamais existé. Cela donne un roman alerte, élégant, vibrant. Qui se dévore. J'avais un peu oublié Vian et Sullivan lus à l'adolescence. Je me suis immédiatement replongée dans J'irai cracher sur vos tombes qui a pris une saveur nouvelle. Tout comme la figure de Boris Vian dont je n'avais pas forcément saisi toute l'impertinence ni le désespoir. Ce texte est un très bel hommage, sublimé par une écriture qui épouse la fantaisie et la sève de son sujet.
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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1946, Boris Vian se morfond dans son métier d'ingénieur. Son livre,"L'écume des jours" a été publié dans l'indifférence. On lui promettait cependant le Prix de la Pléiade..., las, il fut attribué à un autre.
Déçu, avec un éditeur dans la panade il décide de monter un coup : écrire sous pseudonyme un roman à scandale. Ce sera "J'irai cracher sur vos tombes", écrit par un certain Vernon Sullivan, un soi-disant auteur sulfureux américain noir victime de la censure, Vian affirmant en être le traducteur. le livre est publié. Son caractère érotique et violent offusque les ligues de vertu qui crient au scandale. Résultat : les ventes explosent. Bien joué !
Il y a aura procès et les poursuites seront abandonnées.
Vian tentera de monter une version de son oeuvre au théâtre. Elle ne marchera pas. Il s'échinera à rebondir, le plus souvent sans succès. La gloire littéraire sera pour plus tard.
Elle viendra trop tard : Vian était cardiaque. Sous le poids de la fatigue, du travail, de la rupture de son couple, des excès et des déceptions, son coeur finit par lâcher. Il avait 39 ans.
D'une certaine façon Vernon Sullivan a tué Boris Vian.
Le récit se déroule dans le Saint-Germain-des-Près de l'époque, avec ses auteurs et artistes vedettes que Vian fréquentait. C'est écrit avec simplicité et élégance, une pointe d'humour et des clins d'oeil au lecteur se glissent de temps en temps, et allègent cette histoire tragique.
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critiques presse (5)
LaTribuneDeGeneve
30 octobre 2023
Dans «Vie et mort de Vernon Sullivan», Dimitri Kantcheloff se glisse entre les lignes d'une péripétie littéraire qui a valu à Boris Vian succès et déroute. Palpitant!
Lire la critique sur le site : LaTribuneDeGeneve
LeJournaldeQuebec
16 octobre 2023
Les très nombreux fans de Boris Vian vont ici pouvoir découvrir un pan assez absurde de sa vie.
Lire la critique sur le site : LeJournaldeQuebec
LeFigaro
25 septembre 2023
"Vie et mort de Vernon Sullivan", le deuxième livre de Dimitri Kantcheloff, restitue fidèlement l’atmosphère du Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LeMonde
18 septembre 2023
Une épatante biographie romancée se concentre sur les années polar du célèbre écrivain.
Lire la critique sur le site : LeMonde
SudOuestPresse
13 septembre 2023
Boris Vian a été un écrivain que les insuccès ont rendu amer et narquois. Dimitri Kantcheloff le décrypte en un bref roman plein d’une ironie fraternelle.
Lire la critique sur le site : SudOuestPresse
Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Né en 1946, Vernon Sullivan vécut épisodiquement jusqu’en 1959 ; ce qui explique sans doute la brièveté de sa biographie. La vie, cependant, lui laissa le temps d’écrire quatre romans, dont certains furent adaptés au cinéma, au théâtre ou en bande dessinée.
Ne cherchez pas de tombe à son nom. Ni pour vous y recueillir, ni pour y cracher. Vous n’en trouverez pas.
D’aucuns, d’ailleurs, réfutent jusqu’à l’existence même de Sullivan.
Ce serait faire bien peu de cas de ce récit.

1
Reprenons depuis le début. 1946, donc.
Le 25 juin, pour être précis.
C’est un mardi et Boris Vian s’emploie à quelque activité à l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton.
Sa longue silhouette roide est penchée sur la table de travail. Son air, qu’un teint have exagère, semble sérieux.
D’un index sûr, il gratte son menton, ce qui n’est pas sans ajouter à la gravité de la tâche.
Tout, autour de lui, s’agite : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, on va, on vient, comme les idées dans l’esprit de Boris, la poésie en moins.
Lui ne bouge pas, s’applique à rester concentré.
Nul ne sait à quoi il s’occupe – à vrai dire, ça n’a pas l’air passionnant – mais il tient manifestement à ce que ce soit bien fait.
Aussi le laisse-t-on triturer les instruments de mesure et les appareils de calcul qui occupent son bureau, raturer les documents administratifs et les brouillons au dos desquels il a pris l’habitude de griffonner, entre deux réunions, des poèmes et des nouvelles, des idées de romans et toute une
panoplie de personnages aux faux airs primitifs.
Mais cela ne dure pas ; le téléphone, déjà.
Oui, répond-il, bien sûr, ce sera fait... bien sûr, répète-t-il comme pour rassurer cet interlocuteur dont on ne sait rien, sinon, à la déférence de Boris, son importance
dans la hiérarchie de l’entreprise. C’est entendu, mes hommages à Madame.
La conversation expédiée, il retourne à ses calculs, a tout juste le temps de gribouiller un schéma ou deux.
Mais le téléphone, encore.
Cette fois, c’est Raymond.
Queneau.
Le mentor.
On ne présente pas le grand écrivain. D’ailleurs, lui-même n’en prend pas la peine. Je suis désolé, se contente-t-il d’annoncer en guise d’introduction.
Et puis, chose rare, Raymond cherche ses mots, bafouille, pas peu gêné par la situation, et c’est bien le moins quand on sait ce qui vient d’arriver.
Après avoir fait accepter chez Gallimard, en début d’année, les deux premiers romans de Boris – Vercoquin et le Plancton ainsi que L’Écume des jours –, il tenait pour acquise l’attribution à ce dernier du Prix de la Pléiade. Il avait assuré le jeune auteur du soutien de l’entièreté ou presque du jury : Malraux, Éluard, Arland, Camus, Sartre et Paulhan – le directeur de la NRF. Tous avaient promis
leur voix pour récompenser le meilleur manuscrit de l’année. On en était même venu à se demander s’il était nécessaire de réunir tout ce petit monde pour délibérer tant le résultat passait pour joué d’avance.
Mais voilà, si Queneau prend la peine d’appeler en pleine après-midi de cette voix un peu serrée, ce n’est pas pour annoncer de bonnes nouvelles.
Boris se tend, attrape un élastique dont il entend, par l’action de ses doigts étirant puis lâchant la chose, se servir pour calmer ses nerfs, écoute.
Vois-tu, annonce Raymond, il s’est produit lors des délibérations un événement, disons, inattendu.
Vian observant un silence, Queneau poursuit. L’abbé Grosjean, dit-il, qui comme tu le sais est un ami de Malraux, a passablement intrigué auprès de celui-ci et de Paulhan afin que les jurés attribuent le prix à son recueil
de poèmes.

Silence, toujours, face à quoi Queneau rappelle son indéfectible soutien, tout comme celui de Sartre, bégaie une excuse convenue, se maudit d’avoir pu se montrer aussi inconséquent, croit bien faire en déplorant les
arcanes du milieu littéraire, ses manigances, ses entourloupes, s’indigne du comportement de la bande à Paulhan, fulmine, enrage, pérore tant que Boris ne
prononce toujours pas le moindre mot.
Et s’il se tait, ce n’est pas qu’il n’ait rien à dire. Non.
C’est qu’il ne peut s’empêcher d’embrasser d’un regard morne ce bureau qu’il s’imagine tout à coup ne jamais pouvoir abandonner : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, on l’a déjà dit, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, donc, qui lui font tout à coup l’impression d’un écosystème carcéral à peine amélioré.
Il s’efforce de ne pas s’énerver, au moins de n’en rien laisser paraître – après tout, il sait ce qu’il doit à Raymond –, abrège la conversation – formules de politesse habituelles, sans aller, n’exagérons rien, jusqu’aux remerciements –, raccroche ; alors, un mélange de tristesse et de haine s’empare de lui.
On a beau être pacifiste, on ferait tout de même bien sauter, juge-t-il, tous ces gendelettres sur une belle petite bombe atomique.

2
Mais enfin, Boris n’est pas du genre à se lamenter sur son sort. Lui qu’on afflige d’une éternelle bonne humeur a trop d’autres choses à faire, à vivre, à penser.
Il quitte le bureau, rejoint l’appartement de la rue du Faubourg-Poissonnière, promet à Michelle de se préparer au plus vite pour ce soir, au lieu de quoi il s’installe à son secrétaire, tire un brouillon et couche les premières lignes d’un poème un rien vachard qu’il intitule « Je n’ai pas gagné le Prix de la Pléiade ». Il y moque la fourberie de Paulhan, les incommodantes flatulences de celui qu’il
renomme Marcel à relents, et son besoin de vengeance à peu près satisfait – tout du moins pour le moment –, attrape sa guitare-lyre sur laquelle il aurait volontiers composé une mélodie ou deux si Michelle ne l’en avait
empêché.
Mais on est déjà très en retard et il faut encore faire dîner le jeune Patrick – dit Pat, dit Petit Bison, dit Bisonneau – avant de le confier à sa grand-mère ; ce n’est pas le
moment de traînasser.
Boris se contente de passer un coup d’eau sur son visage, se presse, et tant pis pour son costume, il gardera celui du bureau – coton léger et anthracite aux fines rayures gris clair –, prend soin néanmoins de changer sa
cravate noire pour un motif plus gai.
Michelle, elle, a sorti la petite robe bleu ciel qui s’accorde si bien à ses cheveux blonds et sa joie de vivre.
Boris la contemple un instant, troublé par ce sentiment un peu niais de se trouver si heureux de partager sa vie, son mariage et son fils, avec une femme aussi merveilleuse.
Bientôt, ils descendent la rue du Faubourg-Poissonnière jusqu’aux Grands Boulevards, d’où un tramway-bus, en attendant de pouvoir enfin, un jour, se payer une bagnole, les emmène à Saint-Germain-des-Prés.
Sur la terrasse du Flore, les Vian commencent par saluer Sartre et Beauvoir, accaparés par leurs travaux respectifs.
Jean-Paul, à moins que ce ne soit son air habituel, semble d’humeur nauséeuse ; peut-être cette histoire de récompense qui lui reste, lui aussi, en travers de la gorge.

Il accueille Boris et Michelle d’un mouvement de tête, sans un mot, bourre sa pipe de tabac, puis, d’un geste de la main, les invite à s’assoir.
Simone tente un sourire, propose un drink ; ce n’est pas de refus, et l’occasion d’un premier Martini.
On évite, comme il se doit entre gens de bonne compagnie, d’évoquer cette pénible histoire de Prix de la Pléiade et, l’alcool aidant, Sartre se détend un peu. D’autant que
d’autres amis rejoignent vite la tablée, des filles surtout, et des jolies, ce qui n’est pas pour déplaire au philosophe.
Sur ses lèvres pincées, on jurerait voir le début d’une moue amusée.
De quoi l’encourager – mais enfin, il en faut peu – à se lancer dans un exposé au sujet de ses théories existentialistes, prenant comme au débotté le premier garçon de café venu afin d’illustrer son propos ; idée qui n’est pas
sans captiver les jeunes femmes, à commencer par Michelle, ni exaspérer Boris. Il apprécie peu que le patron donne ainsi son intelligence en spectacle ; encore moins de ne pas être lui-même au centre de l’attention.
Il commande une nouvelle tournée de Martini et préfère se laisser distraire par l’agitation alentour.
Le soleil brille à donner des couleurs au gris de la ville.
Le quartier a tout de l’atmosphère provinciale. Les copains se répandent de terrasse en terrasse, rigolards, un verre ou deux à la main, arpentent d’un pas léger les rues pavées, ornées de platanes et de tilleuls.

Tous passent saluer le Bison, ainsi qu’on l’appelle ici, et trinquer à sa santé. Boris se mêle aux conversations les plus diverses, papote, plaisante, raisonne – ou inversement –, redit les blagues mille fois racontées, débat des heures durant au sujet des positions politiques de Camus ou de la composition du Show Burn – 2/3 de vodka, 1/6 de crème cacao, 1/6 de Cointreau, précise-t-il, soucieux, comme toujours, de la rigueur des choses lorsqu’il s’agit de se distraire.
Il en a assez bouffé, de la guerre, de l’occupation et du rationnement, de la peur et de la mort, des idées noires à plus savoir qu’en faire. Il ne demande qu’à pouvoir
s’amuser à nouveau, s’oublier, prendre sa revanche sur cette Histoire qu’il n’a pas choisie. Alors, il fait du bruit, beaucoup, et ne se tait jamais vraiment que devant la beauté spectaculaire de Juliette Greco ; la voilà justement qui arrive.
Les frères d’Halluin s’installent à la table voisine ; c’est l’occasion d’un nouvel apéritif.
Le Major – qui n’a que peu à voir, sinon le sobriquet, avec un militaire – vous fait l’honneur de son passage ; une tournée de plus.
D’aucuns se contenteraient de ça pour toute soirée.
Mais pas Boris et Michelle. Pas plus que leurs amis.
Ils quittent maintenant le Flore pour les Deux Magots, où ils prennent soin de continuer à s’employer au même genre d’activités.

Après quoi, traversant le boulevard pour se rendre Chez Lipp, la petite bande se régale d’un bon repas pour à peine plus de 20 francs – il faut en profiter, ça ne durera pas.
Un dige
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Il lui faut donc négliger l’acharnement de la presse, les attaques du Cartel d'Action Sociale et Morale, et les risques d’un procès à venir; faire fi de son éviction de chez Gallimard et de son incapacité à se faire accepter par le milieu littéraire de Saint-Germain; négliger son cœur malade et sa vie de condamné; oublier, enfin, les échecs pathétiques de Vercoquin et le Plancton puis de L'Écume des jours, inlassablement ignorés par la presse et les libraires. p. 100
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Les voilà d’ailleurs, coupes à la main et fourberie plein la bouche, songeant à l’épatante mystification de Pierre Louÿs: Bilitis, jeune poétesse grecque de l'antiquité dont il prétendit avoir traduit les poèmes érotiques, écrits parfaitement fallacieux pour lesquels il produisit, afin de berner jusqu'aux plus grands spécialistes, des extraits non-traduits et des références bibliographiques imaginaires — stratagème dont il nous faudra reparler plus tard.
Puis, c'est au tour de Mérimée, que Georges, entre deux gorgées de pétillant, évoque avec amusement: celui-là, soucieux de se faire passer pour une autrice de théâtre espagnole, alla jusqu’à se grimer en femme sur quelque photographie afin d’assurer le subterfuge.
Mais nos amis savent aussi les erreurs à éviter.
Comme ces Lettres à sa fille de Calimity Jane, sorties cinq ans plus tôt; œuvre dont l'authenticité vint se fracasser contre l’analphabétisme vraisemblable de sa soi-disant autrice.
Le canular, en vérité, est un jeu sérieux.
Qu'il s'agisse de garder le secret, d'organiser la sortie du roman ou de préparer l'appétit de la presse pour le scandale à venir, Boris et Jean savent le travail immense qui les attend encore, Ils savent aussi les inévitables interrogations, les critiques et les suspicions que pourrait engendrer le succès. Le moment n’est ni à l'improvisation ni au dilettantisme.
Mais enfin, commençons tout de même par fêter ça; on aura bien le temps de se mettre au travail plus tard. p. 47
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Ma main s'est refermée sur sa gorge sans que je puisse m'en empêcher», titre ainsi Libération, citant un extrait du livre. À quoi l'auteur de l'article ajoute: « Ayant lu ces mots Edmond a étranglé Marie Anne», laissant peu de doute quant aux torts du romancier et de la littérature dans l'affaire - avec un tel niveau d'investigation, nul besoin de procès. France Dimanche, adepte des attaques les plus violentes, qualifie carrément Vian « d'assassin (par procuration) », comme on s’en prendra plus tard à Salinger, à tous ces lâches criminels cachés derrière leur machine à écrire, puis à la musique rock, aux dessins animés japonais, aux jeux vidéo...
À cette ambiance délétère, ajoutons la médiocrité affligeante de la plupart des papiers, prêtant ici à Kafka la paternité de l'ouvrage incriminé, égratignant là les noms des protagonistes, affabulant un détail macabre afin de corser le récit, ou ne résistant pas, tandis que l’étrangleur est retrouvé pendu dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye, à l'idée d'un bon mot: «Edmond Rougé n'ira pas cracher sur la tombe d’Anne-Marie Masson.» Autant d'idioties qui ne sont pas pour rassurer Boris.
Ne manque plus que le retour des attaques de Daniel Parker — ça ne devrait plus tarder —, dont on imagine sans peine La délectation devant pareil spectacle. p. 93
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À sa grande satisfaction, tous les ingrédients d’un succès annoncé sont réunis: titre provocateur, omniprésence de violence, de beuveries et de pornographie, dénonciation des mœurs et du racisme de l’ Amérique — thème d'autant plus osé que les États-Unis, et ce malgré la ségrégation raciale, l’anticommunisme ou la pratique assumée de la censure, jouissent à cet instant précis de l'Histoire, faut-il le rappeler, de l’honneur d’avoir libéré la vieille Europe du joug nazi. Et pour ne rien gâcher, l’aura mystérieuse d’un auteur inconnu, impalpable, interdit.
Tout cela augure du coup le plus parfait. p. 46
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Vidéo de Dimitri Kantcheloff
Dimitri Kantcheloff présente "Vie et mort de Vernon Sullivan", paru chez Finitude. Ce livre retrace l'histoire vraie d'un Boris Vian qui a 26 ans et voit un prix littéraire lui passer sous le nez, un prix qui lui aurait permis de quitter son emploi d'ingénieur pour se consacrer à l'écriture à plein temps. Il se lance alors le défi d'écrire un best seller en dix jours pour un ami éditeur dont la maison menace de fermer. C'est ainsi qu'est né "J'irais cracher sur vos tombes" qu'il écrira en quinze jours, un pastiche de roman noir américain publié sous le pseudo de Vernon Sullivan dont le succès fut aussi controversé que fulgurant et le suivra pour le pire et le meilleur jusqu'à son dernier souffle.
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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